Magnus Wenninger, le « pape » des polyèdres


Jean-Jacques Dupas

Pour construire des polyèdres, il faut, dit-on, une patience de moine. Justement, le plus grand constructeur de polyèdre du XXe siècle était bénédictin : Magnus Wenninger s'est éteint en 2017 après une très longue vie consacrée à Dieu et à la géométrie.

Joseph « Joe » Wenninger est le deuxième fils, sur une fratrie de sept garçons, d’une famille américaine d’émigrants allemands. Né le 31 octobre 1919 à Park Falls dans l’État du Wisconsin, il se tourne très jeune vers la prêtrise. Il étudie la philosophie et la théologie à l’université Saint-Jean (Minnesota), dans un parcours ne comprenant quasiment pas de mathématiques.

Peu de temps après avoir prononcé ses vœux, où il prend le nom de Magnus en référence à Albert le Grand, maître de saint Thomas d’Aquin au XIIIe siècle, l’abbé l’informe que l’ordre des bénédictins ouvre une nouvelle école aux Bahamas. Magnus y sera transféré pour devenir professeur. « Professeur de quoi ? » « Vous verrez bien sur place ! »

Magnus Wenninger (1919–2017).

 

Il est d’abord envoyé à Ottawa (Canada) pour obtenir un diplôme en didactique. Tous les cours y sont évidemment professés en français, langue que Magnus ne comprend pas. Un seul enseignement, celui de logique symbolique, est dispensé en anglais ; le bénédictin prépare donc un mémoire sur le concept de nombre chez Roger Bacon et Albert le Grand.

Arrivé aux Bahamas, le supérieur lui demande de choisir entre l’enseignement des mathématiques et celui de l’anglais (et non la physique, comme on le lit parfois). Magnus choisit… les maths, plus en rapport avec son mémoire. Le nouvel enseignant en sait à peine plus que ses élèves !

 

Une grande patience

Après dix années d’enseignement au collège Saint-Augustin de Nassau, la capitale, Magnus est envoyé quatre ans de suite en école d’été dans la paroisse bénédictine de Columbia (New York) pour se familiariser avec les « nouvelles maths ». Là, son intérêt pour les polyèdres naît de la contemplation de modèles réalisés par le colonel Robert Beard, exposés dans les vitrines des couloirs.

Il découvre le monde des polyèdres grâce au chapitre 5 du remarquable Mathematical Recreations and Essays (Harold Scott MacDonald Coxeter, Dover, 2010 pour la dernière édition). De 1959 à 1961, il construit tous les modèles de l’ouvrage de référence Mathematical Models (Henry Martyn Cundy et Arthur Percy Rollett, Tarquin, 1981 pour la dernière édition). Aguerri, il s’attaque de 1961 à 1963 aux cinquante-neuf étoiles de l’icosaèdre, décrites dans The Fifty-Nine Icosahedra (Tarquin, 2011) de H.S.M. Coxeter, Patrick du Val, H. T. Flather et John Flinders Petrie. Il range les modèles construits au fond de sa classe.

Ses succès l’encouragent à écrire à Coxeter pour en savoir plus sur l’article Uniform Polyhedra, dont il est l’un des auteurs avec Jeffrey Charles Percy Miller et Michael Selwyn Longuet-Higgins. Le mathématicien américain lui répond avec la gentillesse qu’on lui connaît. À partir de l’article et des dessins de Jeff Miller, Magnus réussit à construire les morceaux de plans à assembler pour reconstituer les polyèdres. Il publie en 1966 Polyhedron Models for the Classroom (National Council of Teachers), un petit livre expliquant la construction des modèles les plus simples. Avec grande patience, il en construit soixante-cinq sur les soixante-quinze polyèdres uniformes. À ce stade, l’idée lui vient de contacter une maison d’édition. Cambridge University Press est très intéressée par le projet… à condition que Magnus réussisse à construire les dix polyèdres restants, extrêmement difficiles ! Il releva le défi (Polyhedron Models, 1971), grâce à H.R. Buckley de l’université d’Oxford.

Deux autres ouvrages suivront chez le même éditeur, Spherical Models (1979) et Dual Models (1983). Magnus et Coxeter échangeront un abondant courrier jusqu’au décès de l’Américain en 2007.

Magnus retourne dans le Minnesota, où il passe une longue retraite essentiellement occupée à construire des polyèdres et animer un blog privé sur le sujet. Le bénédictin s’éteint le 17 février 2017 à l’âge de 97 ans dans son abbaye.

 

Une notation consacrée

Les deux premiers ouvrages de Magnus Wenninger sont des best-sellers. Vendu à plus de soixante mille exemplaires, Polyhedron Models consiste en une liste numérotée de modèles avec des instructions pour les construire. Une à deux pages sont consacrées à chaque modèle, avec systématiquement une photo, le symbole de Wythoff (éventuellement le symbole de Schläfli), le nombre et la nature des faces, le rayon circonscrit, la figure de sommet, les plan des faces, et des schémas de montage. Plus précisément, on y trouve les solides de Platon (numéros 1 à 5), les solides archimédiens (6 à 18), la stella octangula (19), les étoiles du dodécaèdre (20 à 22), les étoiles de l’icosaèdre (23 à 42), les étoiles du cuboctaèdre (43 à 46), les étoiles de l’icosidodécaèdre (47 à 66), les polyèdres uniformes (67 à 109) et les polyèdres uniformes camus (110 à 119). Cette numérotation est tellement célèbre que maintenant elle est utilisée pour indexer les polyèdres uniformes (voir FOCUS) ! Ainsi, W95 correspond au polyèdre 95 du livre de Wenniger. Belle consécration pour quelqu’un n’ayant pas reçu une grande formation mathématique !

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