Vladimir Choukhov, le Gustave Eiffel russe


Bertrand Hauchecorne

Mathématicien de formation, Vladimir Choukhov a été l'une des figures emblématiques de l'architecture russe entre 1890 et 1930, très influencé par le courant constructiviste. Ses conceptions de bâtiments en font un précurseur de l'architecture contemporaine.

Vladimir Choukhov voit le jour près de Belgorod en 1853, dans une famille de la petite noblesse russe. Son père travaille dans l’administration. Il suit des études secondaires à Saint-Pétersbourg de 1864 à 1871 et s’avère très brillant en mathématiques : sa démonstration personnelle du théorème de Pythagore lui vaut une mauvaise note pour « manque de modestie » !

Vladimir Grigorievich Choukhov (1853–1939).

 

Ces brillants résultats lui permettent d’intégrer la célèbre École technique impériale de Moscou (voir FOCUS). Il suit les cours de Nikolaï Joukowski, mais aussi de Pafnouti Tchebychev. Ce dernier l’encourage à poursuivre en mathématiques, mais Choukhov préfère appliquer son savoir à la conception d’ouvrages industriels.

Il se rend à Philadelphie pour participer à la conception du pavillon russe de l’exposition universelle de 1876, organisée pour le centenaire de la déclaration d’indépendance. Il y rencontre Alexandre Bari, un entrepreneur américain d’origine russe, qui l’embauche dans sa société et l’envoie à Bakou (aujourd’hui capitale de l’Azerbaïdjan) superviser les exploitations pétrolières. Il y établit des méthodes pratiques de calculs des déformations de différents matériaux en fonction de leur forme. Cela lui permet de concevoir des oléoducs et des pétroliers. En novembre 1891, il invente la première méthode de craquage thermique du pétrole.

 

Des réalisations prestigieuses

En 1889, les commerçants du centre de Moscou lancent un concours pour la réalisation d’un grand magasin au centre de la ville. L’architecte russe Pomerantsev propose à Choukhov de concourir avec lui pour la conception de la structure. Les deux hommes sont choisis, et réalisent le célèbre magasin Goum, inauguré en 1893. De forme trapézoïdale, ce bâtiment est recouvert d’une immense verrière de forme semi-cylindrique. Elle a été conçue par Choukhov de manière si aérienne que la maçonnerie de soutènement a pu être fortement réduite. C’est ainsi que Choukhov est devenu architecte !

La verrière du Goum.

 

Son heure de gloire arrive lors de l’immense exposition commerciale panrusse de Nijni Novgorod en 1896. On le charge de la construction de plusieurs pavillons, pour lesquels il conçoit des voûtes d’une grande légèreté, sans charpente et de très grandes portées. Le clou architectural de l’exposition est cependant la réalisation de la tour treillis en forme d’hyperboloïde. Il dépose un brevet pour ce type de toitures suspendues, et met à l’œuvre ce savoir-faire, en 1897, dans la construction d’une halle à Vyksa, qu’il surmonte d’une structure parabolique.

Schéma de la halle de Vyksa.

 

Choukhov est réclamé à Moscou pour construire des passages commerçants aux abords de la place Rouge, qu’il réalise cintrés en demi-cercle. De manière très astucieuse, il ajoute un rayonnement de barres d’acier qui, outre l’aspect esthétique, renforce la rigidité et répartit mieux les forces en cas de grand vent ou d’accumulations neigeuses. On le charge ensuite de créer différentes halles, des pavillons d’exposition, des ponts et des halls de gare ; celui de Kiev, réalisé entre 1914 et 1918, est l’un des plus esthétiques.

 

Au service des bolchéviques

À la révolution, la société d’Alexandre Bari est nationalisée et les ouvriers élisent à l’unanimité Choukhov comme nouveau patron. Il reçoit de nombreuses propositions de l’étranger, mais préfère rester en Union soviétique et se mettre au service du nouveau régime.

À la demande de Lénine, Choukhov conçoit un projet pharaonique d’une tour de 350 m pour supporter un émetteur de radiodiffusion. Suite aux restrictions de matériaux, la tour ne s’élèvera qu’à 148 m, pour un poids total 220 tonnes. Achevée en 1922, elle est réalisée en forme hyperbolique.

Cela le conduit à concevoir conçoit une structure à double courbure, en forme d’hyperboloïde. Il en déduit un mode de fabrication aisé, qui permet une réalisation à la fois esthétique et rapide. Ce sont plus de deux-cents châteaux d’eau, phares, tours radio qui seront construits en Russie et dans toute l’URSS.

La tour Choukhov à Moscou.

 

Cette innovation architecturale a inspiré les plus grands architectes. On retrouve après lui des structures en forme d’hyperboloïdes à la Sagrada Familia de Barcelone (Espagne) construite par Antoni Gaudí. Oscar Niemeyer a adopté cette forme pour la réalisation de l’église de Brasilia, la capitale fédérale du Brésil.

Honoré dans les années 1920, il choisit de se retirer durant la période stalinienne. Il s’éteint à Moscou en 1939 et repose dans le célèbre cimetière moscovite de Novodievichi.

En Occident, on redécouvre depuis peu l’ingéniosité des constructions de Choukhov, en particulier à une époque où l’économie des ressources est privilégiée. Les formes des structures qu’il a construites, qui font appel à des surfaces géométriques simples, sont intimement liées à sa formation mathématique. 

Le hall de la gare de Kiev.

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références

 Dossier « Mathématiques autour du monde : la Russie ». Tangente 132, 2010.
 Mathématiques et architecture. Bibliothèque Tangente 60, 2017.