
Considéré tantôt comme un mathématicien, tantôt comme un physicien, Joseph Fourier continue d’être présent, à travers son œuvre scientifique, dans les plus récents développements de la physique appliquée comme des mathématiques pures. Sa vie de 1764 à 1830 couvre une période charnière dans l’histoire politique de la France : il a traversé l’époque de Louis XV, Louis XVI, la Révolution, l’Empire et la Restauration. Il meurt à la veille de la révolution des Trois Glorieuses de 1830.
Une vie aventureuse et politique
Jean Baptiste Joseph Fourier
(1768–1830).
En 1823, il est secrétaire perpétuel
de l’Académie des sciences.
Joseph Fourier est né dans une famille très pauvre de treize enfants à Auxerre (Yonne). À 8 ans, il perd sa mère ; son père, jusque-là tailleur d’habits, abandonne ses enfants, les confie à l’hôtel de ville et disparaît définitivement. Grâce au soutien d’un membre de sa famille, Fourier entre au collège militaire d’Auxerre, qui dispense un bon enseignement des sciences. N’étant pas noble et malgré ses bons résultats, il ne pourra entrer dans l’artillerie et sera accueilli par les moines de l’abbaye bénédictine de Saint-Benoît-sur-Loire (Loiret). Remarqué pour ses qualités de pédagogue, il enseigne au niveau de l’école secondaire et réfléchit déjà à des problèmes mathématiques, rédige des mémoires, qu’il envoie à des mathématiciens connus. Il prend le parti de la Révolution après la fuite du roi en 1792 et devient commissaire du peuple.
Après avoir échappé à la guillotine, il est remarqué par un mathématicien, Jean Guillaume Garnier (1766–1840), qui finalement le fera entrer à l’École normale, qui vient d’être créée. L’École ferme au bout d’une année, mais grâce à Gaspard Monge (1746–1818), Fourier va intégrer l’École polytechnique, d’abord pour des tâches administratives. En 1776, il obtient une promotion importante : il est chargé du cours d’analyse algébrique préparatoire au calcul infinitésimal.
En 1798, le général Bonaparte emmène une « commission des sciences et des arts » composée de cent soixante ingénieurs et savants, dont Fourier fait partie, pour l’expédition d’Égypte. Le jeune mathématicien se fera remarquer pour ses qualités d’organisateur et sera nommé secrétaire de l’Institut d’Égypte, organe destiné à apporter à ce pays les lumières de la civilisation française. L’expédition tourne mal au seuil du XIX e siècle ; Fourier rentre en France le 19 novembre 1801. Il sera bientôt nommé, sous le Consulat, préfet de l’Isère, basé à Grenoble. Il y passera près de treize ans et, à la chute de l’Empire, il revient s’installer à Paris. Hélas, pris dans la réaction contre tout ce qui a marqué son adhésion au pouvoir napoléonien, il ne retrouve pas immédiatement la fonction d’enseignant qu’il espérait. À force d’acharnement et grâce à quelques appuis, il va cependant retrouver une place qui lui permettra de se présenter à l’Académie des sciences. Il y sera élu en 1817 ; il a 49 ans. Cette élection marque un tournant dans sa vie, qui sera désormais entièrement consacrée à la recherche scientifique et à la publication d’articles et de mémoires.
En 1822 paraît l’œuvre majeure de Fourier, Théorie analytique de la chaleur, qui reprend, améliore et complète un premier manuscrit rédigé en 1811 à Grenoble. Il mourra dans les honneurs le 17 mai 1830, juste avant la deuxième révolution. François Arago prononcera son éloge funèbre à l’Académie.
La théorie de la chaleur
Fourier, préfet de l’Isère.
C’est sans doute le seul portrait officiel d’un préfet lisant un ouvrage scientifique (les Principia mathematica de Newton) !
C’est alors qu’il est préfet à Grenoble que Fourier élabore son œuvre maîtresse. La chaleur à la fin du XVIII e siècle est une notion problématique pour les chimistes et les physiciens. Elle est pourtant connue depuis l’Antiquité mais n’a guère été formalisée avant Newton. Ceux qui s’y intéressent se partagent en deux familles : ceux qui considèrent la chaleur comme un fluide indestructible, qui pénètre tous les corps, et ceux qui l’analysent comme un mouvement de molécules (lesquelles désignent à cette époque de petites masses dont est constituée la matière ; c’est le cas des chimistes en général, comme Lavoisier, mais aussi de Newton). Les sciences d’avant le XIX e siècle sont plus adaptées à traiter la chaleur comme un fluide, appelé le calorique, qu’à la chaleur moléculaire, pour laquelle on ne peut encore faire aucune théorie.
Aux XVII e et XVIII e siècles, la propagation de la chaleur dans les solides a été étudiée par quelques savants, comme Guillaume Amontons, qui a réalisé des expériences marquantes avec une barre de fer. Ces expérimentations seront reprises par Jean-Baptiste Biot (1774–1862) en 1804. Ce dernier mesure la température à différents endroits de la barre. Il ne donne pas d’équations de propagation mais il indique qu’il aboutit à une équation différentielle du second ordre entre deux variables, qui sont l’accroissement de température et la distance à la source de chaleur.
Ce sont les travaux de Biot qui sont les plus élaborés quand Fourier commence à s’intéresser au problème. Dès 1807, un premier manuscrit est soumis à l’Académie des sciences, dans lequel il affirme sa volonté de faire une théorie définitive de la chaleur, sans d’ailleurs se préoccuper des deux conceptions en vigueur et des fondements de la théorie… Il n’adopte pas une démarche mathématique axiomatique, avec un déroulement logique de la déduction d’origine expérimentale ou théorique. Au départ, Fourier fixe les paramètres en jeu en considérant que « la question de la propagation consiste à déterminer quelle est la température en chaque point d’un corps à un instant donné en supposant que les températures initiales sont connues ». Sont donc posées les variables du problème : le temps, les coordonnés d’un point déterminé par la géométrie, et la température. Le chronomètre et le thermomètre sont alors les instruments de mesure utilisés dans les très nombreuses expériences que Fourier va mener. La théorie va se construire au fur et à mesure des expériences.
Pour rendre compte des transferts de chaleur d’un point à un autre, Fourier utilise un modèle mécanique au niveau microscopique, qu’il va pouvoir étendre au solide entier par le biais de différentiels mathématiques. Cette démarche détermine les fondements de la physique mathématique, qui n’était guère formalisée à cette époque.
Un mémoire retentissant
Théorie analytique de la chaleur. L’ouvrage est important (près de sept cents pages, neuf chapitres et quatre cent trente-trois articles). À partir de ses expériences et mesures effectuées sur des barres avec des thermomètres, il a établi, à partir de diverses géométries, quelle est la température en chaque point d’un corps à un instant donné, les températures initiales étant fixées. Il modélise les mécanismes de transferts de chaleur à l’intérieur et à la surface en les situant à une échelle microscopique et en utilisant des éléments de volume différentiel. Fourier trouve ainsi l’équation de la propagation de la chaleur dans un solide de forme quelconque :
Cette équation donne la température T en fonction du temps t et des coordonnées d’espace cartésiennes. K est la conductibilité, C la chaleur spécifique et D la densité du corps considéré. Dans les réflexions qui accompagnent cette équation, Fourier remarque que plusieurs grandeurs de natures différentes se trouvent associées, telles la chaleur spécifique, les conductibilités et la densité. Le savant se montre alors le créateur de ce que l’on appelle aujourd’hui l’analyse dimensionnelle, c’est-à-dire la cohérence dans un système d’unités de toutes les constantes de l’équation. L’établissement de l’équation de la propagation de la chaleur occupe la première partie de son mémoire.
Pour trouver des solutions à cette équation, Fourier va se tourner vers les mathématiques ; ce sera l’objet de la seconde partie de son ouvrage.
La décomposition en séries
La première moitié du XVII e siècle a vu le développement de la géométrie analytique par Pierre de Fermat et René Descartes, et l’introduction des idées fondamentales liées au calcul infinitésimal avec des mathématiciens majeurs comme Newton, Leibniz et les frères Bernoulli. Au cours du XVIII e siècle va se développer une fusion de l’algèbre et du calcul infinitésimal, marquée par les grands mathématiciens du temps de Fourier : Joseph-Louis Lagrange, Leonhard Euler, Alexis Clairaut (voir Tangente 154), Jean le Rond d’Alembert, Daniel Bernoulli, Pierre-Simon de Laplace, Adrien-Marie Legendre et Gaspard Monge. Les sciences de la nature, tirant les conséquences des Principia de Newton, commencent à poser des problèmes intéressants aux analystes. La mécanique analytique de Lagrange et la mécanique céleste de Laplace couronneront ces recherches. C’est dans ce contexte que la théorie de Fourier entre en scène.
En ce début de XIX e siècle, l’équation de Fourier cohabite avec deux autres équations, l’équation de Laplace, pour la théorie du potentiel, et l’équation des ondes, qui formalise les membranes vibrantes (voir encadré). Au siècle précédent, une controverse à propos des cordes vibrantes avait opposé D’Alembert et Euler à Daniel Bernoulli, car ce dernier décomposait les fonctions solutions de son équation en fonctions trigonométriques. Cette approche avait été fermement condamnée par les grands mathématiciens de l’époque, en particulier Lagrange.
Or, Fourier, pour résoudre son équation, montre que les solutions générales sont des séries trigonométriques, de la forme suivante :
avec L la longueur de la barre soumise à la chaleur.
Fourier va forger des outils qui permettent de calculer les coefficients an et bn, ce qui lui fera affirmer que toute fonction est développable en série sur un intervalle convenable. Quand Fourier présente en 1811 une deuxième version de son mémoire, Lagrange observe que le travail laisse à désirer sur le plan de la rigueur. On peut voir dans ce commentaire la suite des débats vis-à-vis des solutions basées sur des séries… Finalement, la version finale publiée en 1822 recueillera plus d’éloges. L’auteur franchira un pas de plus en proposant de traiter un objet de dimension infinie pour terminer son étude de 1822. Il propose alors la transformée de Fourier et son inverse, qui poseront aux mathématiciens des problèmes d’existences et de convergence. Gaston Darboux (1842–1917) écrira de Théorie analytique de la chaleur que « c’est un bel ouvrage à placer à côté des écrits scientifiques les plus parfaits de tous les temps ».
La postérité scientifique
Continuant le travail entrepris par Fourier, Johann Peter Gustav Lejeune Dirichlet (1805–1859) fera faire des progrès décisifs en étudiant le délicat problème de la convergence des séries de Fourier pour des fonctions quelconques. Le problème de savoir si la série de Fourier d’une fonction continue est convergente vers la valeur de la fonction, tout au moins en certains points, a été résolu de façon définitive seulement en 1966 ; Jean-Pierre Kahane (1926–2017) a montré que ce résultat était le meilleur possible.
Les séries de Fourier servent à traiter la plupart des problèmes en acoustique. Au XX e siècle, dans le traitement du signal, la transformée de Fourier opère un passage au continu et permet de passer du domaine temporel au domaine fréquentiel.
Dans la seconde moitié du XX e siècle, les techniques informatiques et numériques permettront de développer la transformée de Fourier discrète, puis la transformée de Fourier rapide. En 1996, Peter Williston Shor a révolutionné le monde informatique avec un algorithme quantique qui factorise plus rapidement les grands entiers qu’un algorithme classique. Au cœur de cet algorithme se trouve une transformée de Fourier quantique.
Par sa méthode, Fourier peut être considéré comme l’inventeur de la physique mathématique. Auguste Comte, qui a connu Fourier, voyait en lui le premier modèle d’esprit positif.
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