Les mosaïques de l'Alhambra de Grenade


Daniel Justens

L'ensemble des décors de l'Alhambra de Grenade, forteresse édifiée au XIVe siècle, reprend la totalité des groupes de symétrie des pavages du plan pouvant se dupliquer au moyen de deux translations non parallèles. Mais ce résultat est récent, partiel et sujet à quelques controverses...

Pour les guitaristes, Al Hamra, l'acropole rouge de Grenade, reste associée à une étude en trémolos magnifique, véritable chef d'œuvre du romantisme tardif, qui a fait la célébrité du compositeur espagnol Francesco Tarrega. Ses Souvenirs de l'Alhambra, sublimés par l'interprétation extatique d'Alexandre Lagoya, font partie des incontournables de la guitare.

Pour les mathématiciens, c'est la variété étonnante, presque exhaustive, des motifs décoratifs géométriques que l'on peut y retrouver qui en fait un objet d'étonnement et d'admiration. On appelle groupe de papier peint, ou encore groupe cristallographique, un groupe (au sens mathématique) constitué par l'ensemble des symétries d'un motif bidimensionnel périodique permettant, par translations dans deux directions non parallèles, une couverture à l'infini du plan. On sait à présent qu'il existe dix-sept groupes de papier peint (voir plus loin dans ce dossier), ce qui permet la classification de tous les motifs bidimensionnels périodiques. Ce résultat date de la fin du XIXe siècle. Mais ce qui est étonnant, c'est que ces dix-sept groupes se retrouvent dans les azulejos (carreaux de faïence décorés) décorant l'Alhambra, un ensemble architectural édifié au XIVe siècle par les rois Youssouf Ier et Mohammed V al-Ghanî. Mais en réalité, il ne fut pas évident de décrypter l'ensemble des différents motifs ornant murs et sols des différents bâtiments et jardins constituant l'ensemble du palais, de les reconnaître et de les identifier…

 

Sans Alhambra, pas d'Escher !

Une première étude mathématique de différents types de structures décoratives du plan, présentes dans un échantillon de pavages issus de plusieurs cultures, est due au mathématicien américano-hongrois György Pólya (1887-1985). Ses travaux, publiés en 1924 dans la revue allemande Zeitschrift für Kristallographie, présentent une classification mathématique et une représentation iconographique exhaustive des dix-sept groupes de symétrie du plan. Bien que ce résultat ait déjà été établi en 1891 par le mathématicien russe Evgraf Stepanovitch Fedorov (1853-1919), on rapporte que c'est l'article de Pólya qui « cristallisa » la production extraordinaire de l'artiste néerlandais Maurits Cornelis Escher (1898-1972), qui, le découvrant au début des années 1930, s'appropria totalement l'ensemble des exemples graphiques proposés par le mathématicien. Escher connaissait aussi l'Alhambra depuis dix ans lors de sa découverte des travaux de Pólya. Il en avait apprécié les éléments décoratifs et avait noté alors : « La combinaison de figures dont l'aspect évoque, aux yeux d'un observateur, une association avec des objets ou des êtres vivants m'intriguèrent de plus en plus après ma visite de 1922. » L'artiste reconnaît là explicitement l'influence des artisans andalous sur l'ensemble de sa production. Sans Alhambra, pas d'Escher !

 

Il faut attendre 1986 pour que soient publiés les résultats d'une recherche se voulant plus exhaustive. Ils sont dus au mathématicien américano-israélien d'origine croate Branko Grünbaum (né en 1929) et ont paru dans la revue Computers & Mathematics with Applications. Jusque-là, de multiples affirmations contradictoires étaient avancées. Curieusement, Grünbaum n'identifie que treize groupes de symétrie parmi les décors de l'Alhambra. Mais il introduit également des arguments visant à prendre en considération non seulement les formes des différents pavages, mais également leurs couleurs. Il affirme ainsi : « Nous devons prendre en compte non seulement les groupes de papier peint qui sont nécessaires aux groupes de symétrie, mais également ceux qui tiennent compte des couleurs. » Il remarque en effet que l'intervention des couleurs multiplie le nombre de groupes de symétrie. Avec deux couleurs, leur nombre est porté à 46, avec trois, il se réduit à 23. Par contre, dès que l'on prend en compte quatre couleurs, comme dans l'exemple ci-contre, il explose à 96. Dans un tel contexte, toute idée d'exhaustivité dans les pavages de l'Alhambra doit être rejetée. Grünbaum affirme d'ailleurs sans ambages : « L'affirmation selon laquelle tous les groupes de symétrie du plan étaient utilisés par les Anciens, qu'on entend souvent à propos des ornements mauresques, n'est qu'un mythe. » 

 

 

Décor, dit en pajarita (« cocotte »), identifié par Grünbaum comme étant de catégorie 333 (sans tenir compte  des couleurs) ou o (en tenant compte des couleurs).

 

Alors, sans tenir compte des couleurs, manquerait-il quatre groupes de symétrie dans les pavages andalous ? La question semble étonnante, d'autant plus que, parmi les groupes « manquants », on retrouve certains des plus élémentaires, comme le groupe 2222, qui se reproduit par rotation de 180° et par translation…

 

 

Les affirmations de Grünbaum furent en fait corrigées dès 1987, dans la même revue britannique, par le mathématicien espagnol Rafael Pérez Gómez, qui découvrit les quatre éléments manquants. Il explique que ni Edith Müller, ni Branko Grünbaum n'avaient pu avoir accès à l'intégralité des tuiles décoratives, certaines étant encore en restauration, d'autres non exposées au musée de l'Alhambra !

 

Les groupes de symétrie

Les recouvrements de sol, dont on peut conjecturer qu'ils offraient des structures plus simples, sont le plus souvent détruits ou en très mauvais état et les seuls éléments dont on dispose encore ne sont pas nécessairement présentés au public. Ainsi, un décor de type 2222 fut découvert par Pérez Gómez au musée de l'Alhambra (catalogué sous le numéro 1361). Le pavage est en mauvais état mais son interprétation par son découvreur livre clairement sa structure : sa forme de base est délimitée par les quatre points A, B, C, D. Sa reproduction suit une rotation de centre O et de π radians, suivie d'une translation selon les vecteurs  \( \vec{u}=2\vec{AB}\) et \( \vec{v}=\vec{AD}\) . L'article se termine par une conclusion sans doute définitive : « Les dix-sept groupes de papier peint apparaissent comme groupes de symétrie en tant qu'ornements dans l'Alhambra. »

 

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