Diviser pour régner


Jean-Louis Legrand

Nombreux sont les problèmes d'arithmétique pouvant être résolus par des méthodes académiques, scolaires ou expertes. Mais certaines énigmes doivent être abordées par une connaissance élémentaire, la divisibilité, qui nécessite des raisonnements astucieux.

Des critères de divisibilité semblent pouvoir être élaborés à l’envi. Contentons-nous de ceux qui ont été rencontrés au cours de pages précédentes, et essayons de voir comment les mobiliser sur quelques petits problèmes arithmétiques.

 

La suite de Fibonacci revisitée

À tout seigneur, tout honneur : commençons par la suite de Fibonacci, débutant par 0 puis 1, dans laquelle chaque terme est la somme des deux qui le précèdent. La suite se construit donc élément après élément : 0, 1, 1 (= 1 + 0), 2 (= 1 + 1), 3 (= 1 + 2), 5 (= 2 + 3), 8 (= 3 + 5), 13 (= 5 + 8)…

Partons du premier terme, multiplions-le par 10 et ajoutons le deuxième. Multiplions le résultat obtenu par 10 et ajoutons le troisième. Poursuivons ainsi. On obtient successivement 1, 11, 112, 1 123, 11 235, 112 358, 1 123 593… En continuant, des grands nombres apparaissent, dont l’écriture est périodique (des blocs de chiffres se répètent à la suite les uns des autres). N’hésitez pas à poursuivre le procédé pour vous en convaincre. Combien de chiffres une période compte-t-elle, au minimum ?

Désignons par (Ni)≥0 les termes successifs de la suite de Fibonacci. On a N0 = 0, N1 = 1, N2 = 1, et Ni+2 = Ni+1 + Nilorsque i ≥ 0. Or, 89 (10–2 × N1 + 10–3 × N2 + 10–4 × N3) est égal à 100 (10–2 N1 + 10–3 N2 + 10–4 N3 +…) – 10 (10–2 N1 + 10–3 N2 + 10–4 N3 + …)
– (10–2 N1 + 10–3 N2 + 10–4 N3 + …),
soit encore à N1 + (N2 – N1)10–1 + (N3 – N2 – N1)10–4 + … 
Cette dernière quantité vaut simplement 1 + 0 + 0 + …, c’est-à-dire 1. Autrement dit, l’écriture des grands nombres obtenus commence par les parties entières des produits des grandes puissances de 10 par 1 / 89 = 0,0112359550… Le problème posé revient donc à chercher le plus petit entier p tel que (10p – 1) soit divisible par 89.

Écrivons (1 × 2 × 3 × … × 88) × 1 = 1 × 2 × 3 × … × 88. L’entier 89 étant premier, cette quantité est congrue, modulo 89, à (1 × 10) × (2 × 10) × (3 × 10) × … × (88 × 10), qui vaut (1 × 2 × 3 × … × 88) × 1088 modulo 89.

Donc 1088 – 1 est divisible par 89 et p divise 88, qui s’écrit 23 × 11. Toujours modulo 89, 101 = 10, 102 = 100 ≡ 11, 10≡ 11≡ 32, 10≡ 32≡ 45, 1011 = 108 × 102 × 10≡ 4 950 ≡ 55, 1022 ≡ 552 ≡ – 1, 1044 ≡ (–1)2 = 1. Donc 1044 – 1 est divisible par 89. Comme on a, dans le processus, testé au passage les cinq diviseurs propres de 44 (à savoir 1, 2, 4, 11 et 22), le plus petit p est 44. Un période compte donc au moins quarante-quatre chiffres.

 

En remarquant que 26 = 13 × 2 

L’entier de quatre chiffres 9 876 est tel que 9 est divisible par 1, 98 par 2, 987 par 3 et 9 876 par 4. De même, 1 020 est tel que 1 est divisible par 1, 10 par 2, 102 par 3 et 1 020 par 4. Vous vérifierez de même que l’entier de vingt-cinq chiffres
N = 3 608 528 850 368 400 786 036 725
est tel que les nombres constitués successivement par ses j premiers chiffres, où j varie de 1 à 25, sont divisibles par j. On admettra ici que c’est le seul entier ainsi constitué.

Est-il possible de satisfaire cette propriété au-delà de 25 ? La réponse est négative. En effet, il est impossible d’écrire un nouveau chiffre X à droite de N afin d’obtenir un entier 1026 X + N divisible par 26. Pour s’en convaincre, reprenons ce critère de divisibilité par 13 : on considère les tranches de trois chiffres à partir de la droite, on les additionne et on les soustrait alternativement ; si le résultat est divisible par 13, c’est que le nombre de départ l’est aussi. On obtiendrait ici 
36 – 85 + 288 – 503 + 684 – 7 + 860 – 367 + 25X, soit 906 + 25X, qui s’écrit 13 × 88 + 12 + X. Pour que ce nombre soit divisible par 13, il faudrait que X = 1, alors que X devrait également être pair.

 

Des puissances très proches

Le scientifique et philosophe Levi Ben Gerson (1288–1344) a cherché tous les couples d’entiers naturels consécutifs constitués d’une puissance de 2 et d’une puissance de 3. Suivons son raisonnement.

Si l’on considère la relation 2q – 1 = 3r avec q ≥ 1, trois cas se présentent. Si q = 1, alors r = 0 et l’on obtient le couple (1, 2). Si q = 2, alors r = 1, ce qui conduit à la solution (3, 4). Si q ≥ 3, alors 3r + 1 = 2q est divisible par 8, d’où une contradiction car 32 ≡ 1 modulo 8, donc 3r + 1 ≡ 2 modulo 8 si r est pair et 3r + 1 ≡ 4 modulo 8 si r est impair. On n’obtient donc aucune nouvelle solution.

Si maintenant l’on considère la relation 2q + 1 = 3r avec q ≥ 1, deux cas sont à regarder. Si q = 1, alors r = 1 et l’on obtient (2, 3). Si q ≥ 2, alors 3r–1 + … + 1 = (3r – 1) / (3 – 1) = 2q–1 est un entier pair, donc r lui-même est pair. Posons r = 2’. On a
2q = 32 – 1 = (3 + 1)(3 – 1).
Ces facteurs sont deux puissances de 2 dont la différence est 2.
Donc (3+ 1) = 4 et (3– 1) = 2.
On en déduit ’ = 1, soit r = 2, puis q = 3. On obtient la dernière solution du problème, le couple (8, 9).

 

Factorisons la factorielle

La factorielle n! d’un entier n est le produit des entiers non nuls qui lui sont inférieurs (voir notre dossier dans Tangente 131, 2009), et l’on définit 0! = 1. Essayons alors de résoudre l’équation a! + b! = c!. On peut supposer a ≤ b < c.

Si a = b, après division par a!, on obtient 2 = (a + 1) × … × c, qui est divisible par (a + 1). Donc a = b = 0 et c = 2, ou a = b = 1 et c = 2.

Si a < b, après division par a!, on trouve :

1 + (a + 1) × … × b = (a + 1) × … × b × (b + 1) × … × c = ((a + 1) × … × b) × ((b + 1) × … × c).

Cela conduit à :

1 = ((a + 1) × … × b) × ((b + 1) × … × c – 1).

Le membre à droite étant au moins égal à a + 1, on obtient a = 0, puis b = 1 et c = 2. Toutes les solutions du problème correspondent à 0! + 0! = 2!, 1! + 1! = 2! ou 0! + 1! = 1!.

 

Hommage au PGCD

Le plus grand commun diviseur (ou PGCD) d’un ensemble de nombres est le plus grand entier qui divise chacun des nombres. Si le PGCD est égal à 1, les nombres de départ sont dits premiers entre eux. Quel est le PGCD des nombres v17 – v, où v parcourt l’ensemble des entiers naturels supérieurs à 1 ?

Observons déjà que :

217 – 2 = 2 × (216 – 1) = 2 × (28 – 1) × (28 + 1) = 2 × (24 – 1) × (24 + 1) × (28 + 1)
= 2 × (22 – 1) × (22 + 1) × (24 + 1) × (28 + 1) = 2 × 3 × 5 × 17 × 257. 
Le PGCD demandé ne doit donc contenir que ces nombres premiers.

Observons également que v17 – v = v (v – 1)(v + 1)(v2 + 1)(v4 + 1)(v8 + 1). Le produit des deux premiers termes est forcément divisible par 2, et celui des trois premiers termes par 3.

Maintenant, d’après le petit théorème de Fermat, soit 5 divise v, soit 5 divise v4 – 1. Donc 5 divise le produit des cinq premiers termes.

De même, 17 divise le produit des six premiers termes.

Il reste à traiter le facteur 257. On a 35 = 243 ≡ –14 modulo 257, donc (35)3 ≡ 83 modulo 257. On écrit 317 – 3 = 9 × (35)3 – 3 ≡ 747 – 3 ≡ 230 modulo 257, qui est donc non nul modulo 257. Le PGCD demandé est alors 2 × 3 × 5 × 17, soit 510.

On vous le disait : les récréations mathématiques reposant sur la divisibilité sont innombrables !

 

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