Expériences psychologiques en arithmétique


Jacques Bair

Un mathématicien fait appel, comme tout autre scientifique, à des expériences. Mais celles-ci ne ressemblent pas forcément aux expérimentations pratiquées dans les autres sciences : pratiquées de tête ou sur une feuille de papier, elles sont le plus souvent de nature psychologique !

Un vrai savant met régulièrement au point des expériences pour obtenir l'opinion la plus correcte possible sur la question qu'il étudie. Il élabore ensuite sa théorie en exploitant ces expériences. Ce processus de la pensée est appelé habituellement induction. À l'instar de tout autre scientifique, un mathématicien utilise aussi des expériences, et par voie de conséquence de l'induction, lorsqu'il découvre une nouveauté (un résultat, un concept, une méthode…). Vous pouvez vous en convaincre vous-même en posant (sur un papier, ou de tête) la division euclidienne de 716 709 par 552. Le premier chiffre du quotient sera 1 (« dans 716 il y va une fois 552 »), mais pour trouver le chiffre suivant, vous allez devoir réaliser une expérience : « On dirait qu'il va y aller trois fois, mais peut-être que non ; essayons. » De fait, 3 est trop grand, il faudra recommencer avec 2…

Le choix du protocole

Mais le mathématicien exploite au surplus un autre type de raisonnement, la déduction, lorsqu'il démontre les énoncés qu'il a trouvés (voir un précédent article). Comme l'explique très bien George Polya dans son livre les Mathématiques et le Raisonnement plausible, les expériences du mathématicien sont souvent de nature psychologique.

Dans l'étude inductive d'un problème, un scientifique observe les résultats d'expériences, avant d'émettre une hypothèse plausible confirmant les observations effectuées. Mais avant tout, il doit choisir un protocole expérimental adéquat. Par exemple, un biologiste doit se demander quelles espèces animales il doit étudier, dans quel milieu les animaux retenus pour son étude doivent être observés, dans quelles conditions les observations et expérimentations vont être réalisées… Des telles réflexions sont essentiellement de nature psychologique. Comme le constate Polya, « les mathématiques constituent, à plusieurs points de vue, la matière la plus appropriée à l'étude du raisonnement inductif. Cette étude implique des expériences psychologiques, telles que la recherche de la manière dont une hypothèse se trouve renforcée par différentes sortes de preuves. Grâce à leur simplicité et à leur clarté inhérentes, les problèmes mathématiques se prêtent à cette sorte d'expérimentation psychologique beaucoup mieux que les problèmes dans les autres domaines ».

Illustrons cette pensée par un exemple classique et facile à comprendre. Un biologiste souhaite étudier des reptiles. Il doit donc s'intéresser à leur mode de vie, à leur habitat… Bref, il doit bien connaître les animaux qui vont être l'objet de son étude et, comme l'écrit Polya, il doit peut-être même « les aimer ».

De la même manière, pour profiter de l'exemple mathématique qui suit, il convient d'être familier avec les entiers : être capable de distinguer un pair d'un impair, de faire la différence entre un nombre premier ou non, de connaître certains entiers premiers, d'avoir en tête les carrés des plus petits entiers… C'est bien la moindre des choses à demander !

On décide d'additionner deux nombres impairs. Ainsi, 3 + 3 = 6, 3 + 5 = 8, 3 + 7 = 10, 5 + 7 = 12… Il est facile de constater que tous les résultats obtenus sont pairs (et aisé de démontrer rigoureusement que la somme de deux impairs est paire). En outre, ces exemples montrent que les nombres pairs allant de 6 à 12 peuvent s'exprimer comme étant la somme de deux nombres premiers impairs. Cette constatation est-elle vraie pour des entiers supérieurs à 12 ?

Peut-on alors conjecturer, plus généralement, que tout nombre pair supérieur à 6 est la somme de deux nombres premiers impairs ?

Jusqu'à présent, trois étapes ont été franchies :

1) plusieurs calculs particuliers ont été effectués ;

2) une propriété commune des résultats a été dégagée ;

3) une conjecture précise a été formulée.

 

On a donc suivi le même type de démarche que, par exemple, un physicien lorsqu'il dégage une loi générale en se basant sur les résultats de quelques expériences réalisées. On a de la sorte obtenu, à partir d'un petit nombre d'observations particulières, une règle générale hypothétique et plausible.

Ce raisonnement est encore assez peu convaincant : il n'est pas certain que la propriété énoncée est encore valable pour n'importe quel nombre pair, ou même dans une infinité de cas. Comme le signale Polya, « la proposition n'est pas prouvée ; elle ne peut prétendre être vraie ; elle représente seulement une tentative pour parvenir à la vérité ». Néanmoins, on est certain qu'elle est vérifiée par les exemples traités ; les entiers pairs de 6 à 12 apparaissent ainsi comme étant des « points de contacts suggestifs avec l'expérience, avec les “faits”, avec la “réalité” ».

Pas de preuve par l'exemple

Les trois étapes d'un raisonnement inductif, décrites ci-dessus, ne permettent pas de savoir si l'hypothèse conjecturée est vraie ou non dans une infinité de cas. Pour émettre une opinion certaine sur ce sujet, il faudrait être capable soit de prouver la conjecture par une démonstration mathématique, soit de la réfuter par un (au moins) contre-exemple.

Cela semble encore difficile à ce stade. Dès lors, il n'est pas mauvais de réaliser une quatrième étape complétant l'induction : il s'agit d'éprouver la conjecture en examinant des cas situés au-delà des points de contact suggestifs déjà examinés. Euler appelait de tels exemples des « quasi-expériences ». Par exemple, on peut examiner le nombre pair 30 : est-il la somme de deux nombres entiers premiers et impairs ? On peut commencer par les premiers cas qui viennent à l'esprit : 30 = 3 + 27, mais 27 n'est pas premier ; 30 = 5 + 25, mais 25 est un multiple de 5. Cela ne semble pas bien parti… mais l'essai suivant convient : 30 = 7 + 23, et les deux termes du second membre sont bien des nombres premiers impairs : la conjecture est donc vérifiée. Ce nouvel exemple renforce l'hypothèse émise : il peut être vu comme étant un point de contact non plus suggestif mais bien « confirmatif » car il apporte du « crédit » supplémentaire à la conjecture.

Reformulations équivalentes

On peut encore aller plus loin dans la confirmation (espérée) en considérant, par exemple, tous les pairs compris entre 6 et 30 et en recherchant toutes leurs éventuelles décompositions en la somme de deux premiers impairs. On construit alors le tableau suivant :

6 = 3 + 3,

8 = 3 + 5,

10 = 3 + 7 = 5 + 5,

12 = 5 + 7,

14 = 3 + 11 = 7 + 7,

16 = 3 + 13 = 5 + 11,

18 = 5 + 13 = 7 + 11,

20 = 3 + 17 = 7 + 13,

22 = 3 + 19 = 5 + 17 = 11 + 11,

24 = 5 + 19 = 7 + 17 = 11 + 13,

26 = 3 + 23 = 7 + 19 = 13 + 13,

28 = 5 + 23 = 11 + 17,

30 = 7 + 23 = 11 + 19 = 13 + 17.

 

La conjecture est bien vérifiée dans tous les cas examinés. En ce qui concerne le nombre de décompositions possibles, il varie de façon assez chaotique : il est égal respectivement à 1, 1, 2, 1, 2, 2, 2, 2, 3, 3, 3, 2 et 3. À première vue, aucune loi de croissance du nombre de ces décompositions ne s'impose. Mais ce tableau présente à tout le moins un avantage additionnel, puisqu'il conduit à une autre formulation équivalente de la conjecture : si l'on prolonge le tableau en examinant tous les nombres pairs et aussi loin que l'on souhaite aller dans cette construction, le nombre de chaque décomposition n'est pas nul.

Des vérifications comme celles envisagées ci-dessus ne permettent pas de garantir la véracité de la conjecture dans tous les cas, mais elles interviennent conformément au principe suivant donné par Polya : « Le crédit d'une proposition hypothétique de caractère général augmente lorsque celle-ci a été vérifiée par un nouveau cas particulier. »

 

Le lecteur assidu de Tangente aura vu au premier coup d'œil que l'exemple n'est rien d'autre que la célèbre conjecture de Goldbach, émise (à une variante près) en… 1742. Depuis cette époque, cette question résiste encore et toujours à l'envahisseur (mathématique) et à toutes les études menées par les amateurs comme par les professionnels. De fait, aucune conclusion définitive n'a été donnée à la question mathématique…

La lettre à Euler dans laquelle Goldbach énonce sa fameuse conjecture.

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