
On a tous lu Sherlock Holmes et été ébahis par ses méthodes, qu'il qualifie lui-même de déductives. Conan Doyle lui-même n'a-t-il pas intitulé le chapitre II de la première aventure de son héros, à savoir Une étude en rouge, « The Science of Deduction » ? Mais qu'en est-il vraiment ? Les raisonnements du roi des détectives (privés) sont-ils réellement déductifs ?
Pour répondre à ces interrogations, un peu d'histoire n'est pas inutile. L'enseignement de la philosophie au Moyen Âge, imprégné de religion, suivait les principes de la scolastique (une forme particulière d'oisiveté, σχολή en grec signifiant « loisir »), avec le but avoué de rechercher un accord entre révélation et raison, de concilier la théologie chrétienne avec la philosophie grecque et particulièrement celle de l'éclectique Aristote. Les raisonnements se fondaient notamment sur l'énoncé de syllogismes et s'appuyaient sur les écrits des auteurs anciens, comme si toute vérité devait être contenue dans les vieux livres. Le principe du raisonnement par syllogisme est bien connu : partant d'une prémisse générale, et se plaçant dans un cas particulier qui peut être vu comme une seconde prémisse, on en déduit que ce qui est vrai dans le cas général est également vrai dans ce cas particulier. Larousse en donne une représentation synthétique élémentaire : « Si tout B est A et si tout C est B, alors tout C est A. »
Ce type de raisonnement est représentatif du procédé de déduction. Le Petit Larousse, toujours lui, définit très exactement ainsi la déduction : « Démarche intellectuelle partant de prémisses et aboutissant à une conclusion. »
Le raisonnement déductif n'invente rien !
On peut établir une connexion entre ce type de raisonnement et les raisonnements mathématiques dans le cadre axiomatico-déductif qui prévaut aujourd'hui (voir notre hors-série 61, Théorie des ensembles). Les axiomes jouent le rôle des prémisses supposées vraies. La logique permet, sur la base d'un raisonnement utilisant le principe du tiers exclus (les choses sont vraies ou fausses), l'établissement de propriétés. Mais ces dernières sont des tautologies, contenues dans la base axiomatique de la théorie, dont elles ne sont en quelque sorte que des cas particuliers. Le raisonnement déductif n'invente rien, il se contente de découvrir. Il constate et démontre des équivalences. La logique propositionnelle est par ailleurs une théorie mathématique complète, sans recherche possible, sans résultat nouveau à attendre. C'est une théorie morte.
L'un des premiers, le philosophe britannique Francis Bacon prit conscience de la nécessité de construire une nouvelle méthode de raisonnement, en réaction à ce qu'il considérait comme une stagnation des progrès de la science. Pour lui, le progrès scientifique n'est possible que si l'on accepte de procéder à des expériences pour élargir ses connaissances. Il convient d'interroger le réel pour mieux le connaître. De l'observation de cas particuliers on peut tirer une loi générale et apprendre à mieux comprendre la nature. C'est l'introduction du raisonnement par induction, que le Petit Larousse qualifie d'« opération intellectuelle par laquelle on passe de données particulières à une proposition générale qui en rend compte ». Détail amusant, et qui traduit bien l'esprit de fronde du philosophe, Bacon intitula son grand œuvre Novum Organum scientarium. Les œuvres d'Aristote avaient quant à elles été réunies sous le titre d'Organum, signifiant « outil » en latin.
Nous voici donc face à deux méthodes de raisonnement : la déduction, ou passage du général au particulier, et l'induction, ou passage du particulier au général. La première convient particulièrement aux mathématiques, la seconde conviendrait aux autres sciences. Mais les choses sont-elles aussi simples ?
Une démarche d'essais et d'erreurs
Dans l'Avenir est ouvert, dialogue entre Konrad Lorenz et Karl Popper, ce dernier réfute en bloc toute forme d'inductivisme : « L'idée de l'induction est en définitive la suivante – et je précise que je décris là quelque chose que je tiens pour faux du début à la fin : tout savoir nous vient de nos organes des sens, c'est le principe de base. Et lorsque les mêmes effets ont agi pendant longtemps et très fréquemment sur les organes sensoriels, nous émettons une hypothèse généralisatrice. Le véritable apprentissage n'est pas inductif, c'est toujours une démarche d'essais et d'erreurs entreprise avec la plus grande activité dont nous soyons capables. » Ainsi, pour Popper, l'acte scientifique commence par l'observation, mais celle-ci ne permet a priori aucune démarche. Il faut d'abord construire un modèle, donc émettre des hypothèses, et, ensuite, le tester.
Lors du symposium organisé pour son 80e anniversaire, l'épistémologiste a précisé sa pensée : « La science se compose de théories qui sont notre œuvre. Nous construisons des théories, nous allons vers le monde avec nos théorie. Mais le monde ne nous livre aucune information si nous n'allons pas vers lui en l'interrogeant : nous demandons au monde si telle ou telle théorie est juste ou est fausse. Ensuite nous soumettons ces questions à l'examen le plus approfondi possible sans jamais parvenir à aucune certitude. »
Tout comme Bacon préconisait l'utilisation conjointe des procédés d'induction et de déduction, Popper nous invite en fait à procéder par abduction, un terme que le Petit Larousse ne définit (hélas !) que dans un cadre physiologique et dont il faut attribuer la paternité épistémologique à Charles Sanders Peirce, l'un des fondateurs du pragmatisme (voir Tangente 131, 2009). L'abduction est un procédé consistant à introduire une règle à titre d'hypothèse afin de considérer un résultat comme un cas particulier tombant sous cette règle. Voilà bien ce qui caractérise la démarche scientifique : des hypothèses sont émises de façon à caractériser des observations ; ces hypothèses peuvent prendre la forme de lois. Un modèle est construit sur la base de ces hypothèses ; il est ensuite calibré à partir des observations. Si les résultats issus du modèle calibré ne diffèrent pas trop des observations, on accepte provisoirement le modèle et ses lois. Plusieurs modèles peuvent être mis en compétition et l'on retient celui qui donne les meilleurs résultats.
Revenons à Sherlock Holmes et à ses types de raisonnements. Ce sont une multitude de petits indices qui conduisent le détective à émettre in fine une théorie, par un procédé de passage du particulier au général, et donc par induction. Et le génial détective a bien conscience, au fond, que sa méthode ne conduit à la vérité que si elle est confirmée par les faits, donc par les observations ! Dans le Vampire du Sussex, notre héros précise à la fin de l'aventure : « Ce fut une affaire de déduction intellectuelle, mais quand cette déduction intellectuelle initiale est confirmée point par point par un certain nombre d'incidents indépendants, alors le subjectif devient objectif et nous pouvons dire avec assurance que nous avons atteint notre but. »
Ainsi, même pour celui qui proclamait haut et fort la suprématie de la science de la déduction, une confrontation avec les faits et un processus de validation du modèle s'avéraient indispensable. Élémentaire mon cher lecteur !
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