Daniel Bernoulli et la modélisation de la variole


Nicolas Bacaër

Au milieu du xviiie siècle, on comprit qu'une méthode préventive contre la variole consistait à l'inoculer à faible dose. Mais il y avait le risque de l'attraper au lieu d'en être immunisé. Daniel Bernoulli inventa le premier modèle mathématique permettant d'estimer les risques comparés des deux attitudes : accepter ou non cette inoculation.

En 1760, Daniel Bernoulli s'intéresse au problème de l'inoculation de la variole, appelée aussi petite vérole. La variole était une maladie très grave responsable à l'époque d'environ un treizième de tous les décès. Une technique préventive originaire d'Orient, introduite en Europe seulement au xviiie siècle, consistait à inoculer à des personnes saines des germes de variole (par exemple via du pus) prélevés sur des personnes faiblement malades. Cela les immunisait à vie contre la variole. Malheureusement, dans de rares cas, l'opération tournait mal et la personne inoculée décédait. La question était donc de savoir si le bénéfice de l'inoculation était supérieur ou non au risque. Voltaire et La Condamine étaient des partisans de l'inoculation.

 

Le modèle de Bernoulli 

Daniel Bernoulli propose le modèle mathématique suivant. Dans une population stationnaire, on note x l'âge des individus, une variable supposée continue, et P (x) la densité d'individus d'âge x, ce qui veut dire que l'intégrale pour x > 0 de P (x) donne la population totale. On subdivise cette population en deux : il y a une densité S (x) d'individus d'âge x n'ayant encore jamais été infectés par la variole et donc susceptibles de l'attraper, et une densité R (x) d'individus l'ayant attrapée, ayant survécu, et étant donc immunisés. Ainsi, P (x) = S (x) + R (x). La durée de la maladie est si courte qu'on néglige le nombre de personnes malades par rapport à ces deux autres catégories. On note m (x) la mortalité à l'âge x, variole non comprise. Daniel suppose qu'entre les âges x et x + dx (avec dx infiniment petit), chaque individu non encore immunisé a une probabilité q dx d'attraper la variole, le taux q étant indépendant de l'âge. Ainsi il obtient l'équation différentielle :

(*)  dS / dx = – m (x) S – q S.

Il suppose par ailleurs que la probabilité de mourir lorsqu'on attrape la variole est p, indépendamment de l'âge. À l'époque, les médecins estimaient que p = 1 / 8. Daniel trouve ainsi une seconde équation différentielle

dR / dx = q (1 – p) S – m (x) R.

Il en déduit (voir encadré) le résultat :

 

Il reste à estimer le paramètre q, le taux auquel s'attrape la variole. 

Daniel Bernoulli dispose de données concernant la structure par âge de la population P (x) pour x un nombre d'années qui est un entier positif ou nul.

Ainsi, il sait que si par exemple P (0) = 1 300, alors P (1) = 1 000, P (2) = 855, P (3) = 798, etc

Notez l'importance de la mortalité infantile. Il sait aussi que la variole représente 1/13 de tous les décès. Ainsi, avec 1 300 nouveau-nés et une population stationnaire, cela veut dire qu'il y a aussi 1 300 décès par an, dont 100 dus à la variole. Or ce dernier nombre est égal à l'intégrale pour x > 0 de pq S (x). Daniel Bernoulli approxime cette intégrale par la méthode des trapèzes : 

c'est pq [S (0)/2 + S (1) + S (2) + S (3) + …].  

 Il s'agit alors de deviner une valeur de q de sorte que cette somme, avec des S (x) calculés en résolvant l'équation (**), vaille à peu près 100. Après plusieurs essais, Daniel trouve que q = 1/8 par an convient.

 

Imaginons maintenant que tous les nouveau-nés soient inoculés et que l'inoculation soit sans danger. La nouvelle population P* (x) obéira alors simplement à l'équation dP* / dx = – m (x) P*.

Daniel Bernoulli en déduit que :

P*(x) = P (x) / [1 – p + p exp (– qx)] .

On pose w = P / P*

Alors dw / dx 

= (d P / dx) / P* – (P / P*²) (d P* / dx) = – pq S / P*

= – pq (S / P) w

Or S / P est donné par (**). Finalement d (log w) / dx = d (log [1 – p + p exp (– qx)]) / dx.

 Le résultat en découle en supposant que la disparition de la variole ne modifie pas le nombre de naissances : w (0) = 1. CQFD.

 

Doit-on inoculer la variole ?

Daniel Bernoulli peut ainsi construire une nouvelle table numérique pour la population idéale P*(x) : P*(0) = 1 300, P*(1) = 1 015, P*(2) = 879, P*(3) = 830, etc

Dans la population avec la variole, l'espérance de vie E était égale à l'intégrale pour x > 0 de P (x) / P (0), qui est la probabilité d'être encore en vie à l'âge x. Appliquant une nouvelle fois la méthode des trapèzes, il trouve avec ses données que (P (0) / 2 + P (1) + P (2) +...) / P (0) vaut 26 ans et 7 mois. Dans la population inoculée à la naissance, le calcul donne en revanche 29 ans et 8 mois pour la nouvelle espérance de vie E*. Ainsi l'inoculation, si elle était sans danger, pourrait augmenter l'espérance de vie de 3 ans.

 

Si maintenant p* est la probabilité de mourir à cause de l'inoculation, et si tous les nouveau-nés sont inoculés, l'espérance de vie sera (1 – p*) E*. Celle-ci reste supérieur à E tant que p* reste inférieur à 11 %. Or Daniel Bernoulli pense que la probabilité est en réalité proche de 1 %. Donc pas de doute selon lui : il faut encourager l'inoculation. 

Il conclut : « Je souhaite seulement que dans une question qui regarde de si près le bien de l'humanité, on ne décide rien qu'avec toute la connaissance de cause qu'un peu d'analyse et de calcul peut fournir. »

 

Sa recommandation ne sera pas réellement suivie. D'Alembert conteste sa méthode d'analyse tout en restant favorable à l'inoculation. Louis XV meurt de la variole en 1774. En 1798, Jenner découvre que la vaccination, c'est-à-dire l'inoculation par la variole de vaches, est aussi efficace et sans danger. Cette vaccination est rapidement adoptée, avant d'être étendue à d'autres maladies par Pasteur et ses collaborateurs à la fin du xixe siècle. La variole a été éradiquée dans le monde en 1977. Elle ne subsiste que dans quelques laboratoires de recherche. Quant à la méthode d'analyse de Daniel Bernoulli, elle reste adaptable à d'autres maladies. 

 

 

Lire la suite


références

o Daniel Bernoulli : Essai d'une nouvelle analyse de la mortalité causée par la petite vérole et des avantages de l'inoculation pour la prévenir. Histoire de l'académie royale des sciences, année 1760, Paris, 1766, Mémoires p.1-45. Disponible sur http://gallica.bnf.fr
o Nicolas Bacaër : Histoires de mathématiques et de populations. Éditions Cassini, Paris, 2009.