Un modèle probabiliste pour l'immunothérapie du cancer


Loren Coquille

Comment modéliser mathématiquement l'interaction entre cellules cancéreuses et cellules immunitaires ? Un modèle, présenté ici, permet de mieux comprendre les mécanismes à l'origine de l'évasion de la thérapie par les cellules cancéreuses, et aide au développement de protocoles de traitement plus efficaces.

Les mélanomes, tumeurs associées au cancer de la peau, peuvent être traitées par une thérapie ciblée. Certaines cellules du système immunitaire, les cellules T, sont en effet capables de reconnaître ces cellules cancéreuses grâce à des marqueurs présents sur leur surface, et de les éliminer. Des traitements immunothérapeutiques, où des cellules T sont injectées chez des patients humains ou des souris, montrent cependant l'apparition d'une inflammation à laquelle les cellules cancéreuses réagissent en perdant ces marqueurs. Cela les rend résistantes à l'attaque des cellules T, qui ne les reconnaissent plus. Après une période de rémission, on observe alors une rechute : la tumeur grossit à nouveau.


Un modèle mathématique créé suite à une expérience sur les souris

 

Une étude sur des souris, menée par des chercheurs de la Clinique Universitaire de Bonn, montre que la perte de marqueurs se produit aussi en l'absence de traitement, à très petite fréquence, et qu'elle est fortement accentuée par la présence de la protéine responsable de l'inflammation, cette dernière étant produite lorsqu'une cellule T tue une cellule cancéreuse.

 

Sur la figure ci-dessus, les mesures du diamètre du mélanome en fonction du temps montrent une croissance exponentielle en l'absence de traitement (courbe noire), une phase de rémission suivie d'une rechute avec une injection de cellules T en début de traitement (courbes rouges en pointillés) et une rechute plus tardive s'il y a réinjection durant la phase de rémission (courbes rouges).

 

L'auteur de cet article, en collaboration avec Martina Baar, Hannah Mayer et Anton Bovier, a créé un modèle mathématique incorporant qualitativement ces mécanismes et reproduisant quantitativement les résultats expérimentaux.

Ce modèle suppose que la dynamique du système ne dépende que de la quantité des quatre acteurs : 

• les cellules cancéreuses avec marqueurs (x) ;

• les cellules cancéreuses sans marqueurs (y) ;

• les cellules T (notées z) ;

• les protéines responsables de l'inflammation (w).

On fait évoluer ce système où surviennent, différents types d'événements sur chaque cellule ou protéine individuelle : reproduction, mort, « switch » de x vers y ou inversement.

Ces événement arrivent à des instants aléatoires, dont la fréquence moyenne dépend de la quantité des autres acteurs, et donc du temps.

En particulier :

• le taux de mort d'une cellule x est proportionnel au nombre de cellules T ;

• le taux de reproduction d'une cellule T est proportionnel au nombre de cellules x ;

• le taux de switch d'une cellule x vers une cellule y est proportionnel au nombre de protéines ;

• le volume de la souris est fini (la tumeur ne peut pas avoir une taille infinie).

Dans la limite des grandes populations (lorsque tous les acteurs sont en grand nombre dans le système), l'évolution s'approche de la solution d'un système dynamique déterministe (voir encadré). La probabilité d'en dévier tend alors vers zéro.

Ce modèle probabiliste est donc une perturbation aléatoire de la solution du système déterministe, cette perturbation étant d'autant plus faible que la taille caractéristique de la tumeur est grande.


Rechute précoce causée par des fluctuations

Les fluctuations aléatoires peuvent changer drastiquement le comportement du système lorsque les populations sont petites.

Pour certains paramètres raisonnables biologiquement, la solution du système déterministe, dont les conditions initiales correspondent à beaucoup de cellules x, peu ou pas de cellules y, et une petite dose de cellules T, aura qualitativement l'allure suivante : le nombre de cellules T commence par augmenter en présence des cellules x, celles-ci sont alors fortement supprimées, et le nombre de cellules T baisse à nouveau (phase de rémission). Cela entraîne entre temps l'apparition de l'inflammation, qui favorise le switch de x vers y (résistant aux cellules T). L'état final consiste donc en une rechute avec un grand nombre de cellules y, et un petit nombre de cellules x et de cellules T qui s'équilibrent (voir ci-dessous).

 

Il y a un autre état final possible, pour le système probabiliste. En effet, durant la phase de rémission, le nombre de cellules T est très faible, et la population peut s'éteindre avec une probabilité non nulle. Dans ce cas, les cellules x ne sont plus tuées, et leur nombre augmente à nouveau. La rechute contient donc un grand nombre de cellules x et de cellules y (voir ci-dessous).

 

Mathématiquement, on observe que nz = 0 est un sous-espace invariant du système dynamique car les cellules T, si elles ne sont pas présentes, ne sont pas créées par la dynamique. De plus, pour les paramètres qui nous intéressent, le système possède deux points fixes non triviaux : un point fixe stable, noté Pxyzw, qui est la limite temporelle du système déterministe, et un point fixe instable, noté Pxy00, qui est (sic!) stable sur le sous-espace invariant. À partir de la même condition initiale, le système perturbé peut (avec probabilité non triviale), soit rester proche de la solution du système déterministe et rechuter vers Pxyzw (c'est le cas si les cellules T survivent), soit heurter le sous-espace invariant et rechuter vers Pxy00, (c'est le cas si les cellules T meurent).

 

Déductions quantitatives et perspectives

 

Une grande partie de la collaboration avec les médecins consiste à estimer les valeurs biologiques des paramètres pour savoir si ces phénomènes de taille finie s'observent en laboratoire. La figure ci-dessous (simulations suite à cette estimation) est à comparer avec les résultats expérimentaux du début de l'article. 

Le modèle prédit que, sans réinjection, le protocole expérimental ne permet aux cellules T de survivre qu'avec très faible probabilité. On se trouve donc presque toujours dans le cas de la mort des cellules T. S'il y a réinjection, la dynamique du système est alors proche de celle où les cellules T ont survécu.

 

Le modèle est simple en comparaison des mécanismes complexes qui interviennent dans le corps, mais approxime qualitativement et quantitativement les résultats expérimentaux de façon satisfaisante. Il donne aussi une idée de paramètres cruciaux à mesurer afin de donner des prévisions fiables pour de futurs protocoles de traitement.

 

Du côté médical, il est possible d'injecter un deuxième type de cellule T qui éradiquerait les cellules y (grâce à des marqueurs d'un autre type). Une modification simple du modèle permet alors de faire des prédictions pré-cliniques dans ce cas, et de guider les futurs protocoles de traitement.

 

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références

o M. Baar, L. Coquille, H. Mayer, M. Hölzel, M. Rogava, T. Tüting, and A. Bovier, A stochastic individual-based model for immunotherapy of cancer, (2015), arXiv :1505.00452 [q-bio.
o J. Landsberg, J. Kohlmeyer, M. Renn, T. Bald, M. Rogava, M. Cron, M. Fatho, V. Lennerz, T. Wolfel, M. Holzel, and T. Tuting, Melanomas resist T-cell therapy through inflammation-induced reversible dedifferentiation, Nature, 490 (2012), pp. 412-416.