Des courbes qui sortent du plan


Daniel Justens

Les courbes de l'espace ne sont pas toutes confinées dans un plan. Pour étudier les courbes « gauches », plusieurs notions nouvelles sont introduites en se plaçant dans un référentiel bien choisi : la courbure et la torsion. Apprivoisez-les et apprenez à les manipuler !

Certaines courbes ne se cantonnent pas dans un plan. Le premier à avoir osé entreprendre l’étude de ces audacieux objets géométrique est un jeune homme de 19 ans à peine, Alexis Claude Clairaut (1713 –1765), dans un mémoire de cent trente-sept pages intitulé Recherches sur les courbes à double courbure, paru en 1731. Le jeune homme maîtrisait parfaitement les sections coniques et l’analyse des infiniment petits dès l’âge de 13 ans, présentant un mémoire sur les courbes algébriques du quatrième degré à l’Académie royale des sciences ! Comme il le confie dans sa préface, la méthode qu’il développe fut inspirée par Descartes : « Ce qu’il [Descartes] en dit nous apprend simplement que pour les examiner, il faut abaisser de tous leurs points des perpendiculaires sur deux plans qui soient perpendiculaires l’un à l’autre et rapporter tous les points de ces courbes aux points de celles que l’on forme par ce moyen sur ces deux plans. » Étudiant deux courbes planes, Clairaut en tire deux « courbures ». La terminologie actuelle distingue plutôt la courbure et la torsion d’une courbe dite gauche, c’est-à-dire non contenue dans un plan.

 

De Clairaut à Darboux

L’étude des courbes gauches sera poursuivie par Gaspard Monge (1746 –1818) dans son Mémoire sur les développées, les rayons de courbure, et les différens genres d’inflexions des courbes à double courbure présenté à l’Académie en 1771 et publié quatorze ans plus tard. D’autres communications importantes suivront, dans lesquelles Monge introduit les notions de rayon de courbure, de polaire, de normale principale, de surface réglée développable engendrée par les tangentes à une courbe gauche, et d’arête de rebroussement.

Monge écrit dans un style élégant, se plaçant tour à tour dans un cadre géométrique, analytique ou différentiel. Il a l’intuition de la notion de torsion, vue comme « écart par rapport à la planéité », tout comme la courbure est une mesure de l’« écart par rapport à la droite ».

En 1826, deux ans avant Gauss, Cauchy rend ces notions analytiques, utilisant la terminologie introduite par le polytechnicien Louis-Léger Vallée (1784 –1864) dans son Traité de géométrie descriptive. Enfin, les mathématiciens français Jean-Frédéric Frénet (1816 –1900) et Joseph-Alfred Serret (1819 –1885), puis Gaston Darboux (1842 –1917), fixent définitivement un cadre d’étude efficace pour les courbes gauches. 

Les manières de formaliser les courbes dans l’espace à trois dimensions les plus courantes sont la représentation paramétrique et la représentation cartésienne. Le passage de l’une à l’autre est généralement non trivial. Pour donner un sens aux notions qui vont être introduites, supposons toutes les fonctions utilisées au moins deux fois différentiables.

 

Le repère de Frénet – Serret

La représentation paramétrique peut être visualisée comme la trajectoire d’un point dans l’espace dont on donne à tout moment t la position dans un repère orthonormé au moyen de trois fonctions. Formellement, une courbe gauche est une application φ d’un intervalle I de la droite réelle dans l’espace ℝ3 : pour  \( t \in \text{I}\)  on peut écrire \( \overrightarrow{\varphi}(t)= \big(x(t), y (t), z(t)\big)\) . Plusieurs représentations paramétriques différentes peuvent donner naissance à la même courbe. Dans le plan, la courbe paramétrique (t, t 2 ) n’est pas le même objet que la courbe (t 3, t 6 ), quoique les deux aient le même support, à savoir la parabole = x 2. Visualisant la courbe comme trajectoire d’un point matériel, on vérifie que l’espace parcouru est matérialisé par la même courbe, mais que celle-ci n’est pas parcourue à la même vitesse. Le choix des fonctions x, y et z est donc d’une importance primordiale. C’est la raison pour laquelle, en théorie du moins, on préfère paramétrer les courbes « par longueur d’arc », ce qui implique que l’on impose une vitesse de parcours identique et unitaire au point matériel. Formellement, la norme  \( \| \overrightarrow{\varphi'}(t) \|\) du vecteur dérivé \( \overrightarrow{\varphi'}(t)\)  doit être égale à 1 pour tout t.

Une représentation cartésienne est fournie par la donnée de deux équations bien choisies, F (xyz) = 0 et G(x, y, z) = 0, concrétisées par deux surfaces dans l’espace. La courbe définie est leur intersection. Une droite de l’espace est définie comme l’intersection de deux plans distincts la contenant et est donc représentée par deux équations du premier degré. De même, la cubique gauche (t, t 2, t 3 ) est l’intersection des cylindres y = x 2 et z = x 3.

Branche d’une hélice d’ADN.

 

Avec les hypothèses faites, en chaque point de la courbe gauche on peut définir une tangente. Son équation se formalise vectoriellement sous la forme  \( \overrightarrow{\varphi}(t) + \mathbb{R} \; \overrightarrow{\varphi'}(t) =0.\)

Notons  \( \overrightarrow{\text{T}} (t) \) le vecteur normé tangent unitaire  \( \overrightarrow{\varphi'}(t)\) . Dans le plan, on peut alors définir une normale unique en chaque point. Pour une courbe gauche, c’est tout un plan qui est orthogonal au vecteur tangent à la courbe en chaque point, ce qui va permettre l’introduction de la notion de torsion. En chaque point de la courbe, on construit un nouveau repère orthogonal, constitué de la tangente au point considéré et de deux vecteurs bien choisis appartenant au plan orthogonal, le repère de Frénet – Serret. Comme  \( \overrightarrow{\text{T}} (t) \)  est unitaire, le vecteur dérivé  \( \overrightarrow{\text{T'}} (t) \) lui sera perpendiculaire (voir encadré).

 

[encadre]

Produit vectoriel et vecteur tangent

Soient  \( \overrightarrow{a}= (a_1, a_2, a_3)\) et  \( \overrightarrow{b}= (b_1, b_2, b_3)\) deux vecteurs de l’espace ℝ3.
Le produit vectoriel \( \overrightarrow{a} \wedge \overrightarrow{b} \)  entre ces deux vecteurs est un troisième vecteur, orthogonal à \( \overrightarrow{a}\) et  \( \overrightarrow{b} \) et de coordonnées  \( \overrightarrow{a} \wedge \overrightarrow{b} = (a_2b_3 - a_3b_2, a_3b_1 - a_1b_3, a_1b_2 - a_2b_1).\)

Par ailleurs, le vecteur dérivé  \( \overrightarrow{u''}\)  d’un vecteur  \( \overrightarrow{u'} \)  tangent à une courbe deux fois différentiable et normé est perpendiculaire à  \( \overrightarrow{u'} \) . En effet, soit un vecteur  \( \overrightarrow{u}\)  de ℝ3 de composantes (x(t), y(t), z(t)). Si le vecteur dérivé  \( \overrightarrow{u'}= \big(x'(t), y' (t), z'(t)\big)\) est normé, on a par définition x2(t) + y2(t) + z2(t) = 1. En dérivant cette expression, il vient 2(x’(t) x’’(t) + y’(t) y’’(t) + z’(t) z’’(t)) = 0. Cette expression coïncide avec le produit scalaire entre les vecteurs  \( \overrightarrow{u'} \)  et  \( \overrightarrow{u''}\) . La nullité du produit scalaire implique donc l’orthogonalité.

[/encadre]

 

 

Si  \( \overrightarrow{\text{T'}} (t) \) est de norme non nulle, on peut définir un vecteur normal principal unitaire  \( \overrightarrow{\text{N}} (t) = \dfrac {\overrightarrow{\text{T'}}(t)} {\| \overrightarrow{\text{T'}}(t) \|}.\)

 

La norme  \( \overrightarrow{\text{T'}} (t) \)  de définit la courbure, une valeur par définition toujours positive qui, intuitivement, mesure bien les variations de la tangente. On complète le repère orthonormé en considérant le produit vectoriel des vecteurs  \( \overrightarrow{\text{T}} (t) \)  et  \( \overrightarrow{\text{N}} (t) \)   , appelé vecteur binormal et noté \( \overrightarrow{\text{B}} (t) .\)  On peut à présent définir une torsion, ce qui ne peut se faire, analytiquement, que pour des fonctions trois fois différentiables. La torsion d’une courbe gauche mesure la façon dont la courbe, ou plutôt son plan orthogonal, évolue. Elle est donnée par le produit scalaire entre les vecteurs \( \overrightarrow{\text{N'}} (t)\)  et  \( \overrightarrow{\text{B}} (t) .\)

Mettons en œuvre la méthodologie sur l’exemple d’une hélice, qui peut être représentée par le triplet de fonctions  \( \overrightarrow{\varphi}(t)= \left( \dfrac{1}{\sqrt{2}} \cos t, \dfrac{1}{\sqrt{2}} \sin t, \dfrac{1}{\sqrt{2}} \,\right),\)  respectant la condition  \( \| \overrightarrow{\varphi'}(t) \|= 1.\)

Il s’agit de la trace d’un point se déplaçant sur le cylindre d’équation x 2 + y 2 = 1/2, en tournant et en le remontant à vitesse constante. Cette courbe gauche est visualisée par la rampe d’un escalier hélicoïdal ou encore par l’une des branches d’une hélice d’ADN.

La courbure et la torsion de cette courbe se calculent.

On a  \( \overrightarrow{\text{T}}(t)= {\varphi}'(t)= \left( - \dfrac{1}{\sqrt{2}} \sin t, \dfrac{1}{\sqrt{2}} \cos t, \dfrac{1}{\sqrt{2}} \,\right),\)  de norme 1,


puis  \( \overrightarrow{\text{T'}}(t)= \left( - \dfrac{1}{\sqrt{2}} \cos t, - \dfrac{1}{\sqrt{2}} \sin t, 0 \right),\)  de norme  \( \dfrac{1}{\sqrt{2}} \)   (la courbure, constante, de l’hélice).

On en déduit  \( \overrightarrow{\text{N}}(t) = -(\cos t, \sin t, 0),\)  puis \( \overrightarrow{\text{B}}(t) = \dfrac{1}{\sqrt{2}}(\sin t, \cos t, 1)\)

et enfin  \( \overrightarrow{\text{N'}}(t) \cdot \overrightarrow{\text{B}}(t) = \dfrac{1}{\sqrt{2}} \sin^2 t + \dfrac{1}{\sqrt{2}} \cos^2 t = \dfrac{1}{\sqrt{2}} \)

(la torsion de l’hélice, indépendante de t). De fait, les hélices circulaires sont les seules courbes de courbure et de torsion constantes.

 

La rampe d’un escalier hélicoïdal.

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