Femme de caractère et mathématicienne visionnaire, Emmy Noether, qui a su braver beaucoup d'interdits dans sa vie, a ouvert de nouveaux champs aux mathématiques et à la physique.

 Ci-contre : Emmy Noether (1882–1935). Portrait vers 1910.

 

« Vos travaux ont changé notre façon de voir l’algèbre » a dit le mathématicien Hermann Weyl (1885–1955) dans l’éloge funèbre qu’il a prononcé à la mémoire d’Emmy Noether le 18 avril 1935. Non seulement après elle on a vu l’algèbre autrement, mais la physique aussi puisque « le » théorème de Noether, considéré par Albert Einstein comme un « monument de la pensée mathématique », a ouvert des voies nouvelles en physique théorique.

 

Une femme de caractère

Il en a fallu de l’obstination à Emmy Noether pour franchir les obstacles qu’un destin tragique a mis sur sa route. Elle a, dès son enfance, à Erlangen (Allemagne), baigné dans un milieu mathématique : son père et l’un de ses frères étaient mathématiciens. C’est sans doute pourquoi, après des études en vue d’enseigner le français et l’anglais, elle souhaite étudier cette discipline à l’université d’Erlangen. Là, premier obstacle : comme à l’époque, dans son pays, il était admis que la vie des femmes était réglée par les trois « K », « Kinder, Küche, Kirche » (les enfants, la cuisine, l’église), il était hors de question que les filles poursuivent des études. Elle obtient néanmoins l’autorisation de suivre les cours de l’université, ce qu’elle fait entre 1900 et 1902.

Souhaitant en 1903 accéder à l’université de Göttingen, second barrage : elle n’est pas autorisée à s’inscrire officiellement, mais a seulement le droit d’assister aux cours, en particulier ceux de David Hilbert, Felix Klein ou Hermann Minkowski. Elle retourne en 1904 à Erlangen, où elle peut cette fois s’inscrire régulièrement, comme ses camarades masculins. Elle présente sa thèse de doctorat en 1907, sous la direction de Paul Gordan, sur « les systèmes complets d’invariants pour les formes biquadratiques ternaires », listant pas moins de… trois cent onze invariants, tous rangés dans un tableau ; un travail qu’elle qualifiera par la suite de « jungle d’équations ». Elle reste ensuite jusqu’en 1915 à Erlangen, où, à titre bénévole, elle aide son père qui y enseigne et elle publie des articles, où elle se montre plus proche de l’approche abstraite de David Hilbert que de celle, plus constructive, de Gordan.

 

Plaque commémorative sur la maison natale d’Emmy Noether à Erlangen.

 

Ses travaux la font remarquer de David Hilbert, qui, avec Félix Klein, lui proposent en 1915 de venir travailler avec eux. Hilbert travaillait à l’époque sur la physique ; une personne experte sur la théorie des invariants, comme l’était Emmy Noether, était la bienvenue ! C’est ainsi qu’elle enseigne à Göttingen, mais toujours à titre bénévole (c’est sa famille qui l’entretient), et sous le nom de… Hilbert, un peu comme Sophie Germain qui, exactement un siècle plus tôt, avait dû s’inscrire sous le nom d’Antoine-Auguste Leblanc pour se procurer les cours de l’École polytechnique. Un progrès toutefois : après la Première Guerre mondiale, en 1919, on accorde à Emmy Noether le titre de Privatdozent, mais toujours sans salaire ni gratification pour ses conférences, jusqu’en 1920, où elle devient « assistante ». Son obstination a payé et ses travaux, enfin reconnus, vont faire date dans l’histoire de l’algèbre, et étendre leur répercussion sur la physique.

« Der Noether » (« le » Noether), comme on l’appelle ici, draine dans son sillage des collaborateurs éminents (Bartel Leendert van der Waerden ou Pavel Alexandrov, avec qui elle travaillera à Moscou fin 1928) et entretient avec ses étudiants (les « Noether boys ») des relations chaleureuses et altruistes. C’est aussi l’époque de nombreuses invitations à des congrès internationaux de mathématiciens (Bologne en 1928, Zürich en 1932, où ses interventions sont remarquées). Là, cependant, troisième obstacle – et pas des moindres – dans la vie de la mathématicienne : le régime nazi lui interdit d’enseigner en avril 1933. « Vous ne croyiez pas au diable, et il ne vous était jamais venu à l’idée qu’il puisse jouer un rôle dans les affaires humaines » a dit Hermann Weyl dans son éloge funèbre. Effectivement, Emmy a accepté la décision inique avec calme, continuant à recevoir ses étudiants chez elle.

Elle doit néanmoins quitter rapidement l’Allemagne et accepte un poste de « professeur-visiteur » au Bryn Mawr College en Pennsylvanie (États-Unis), où elle donne un séminaire en 1933–1934, puis assure des conférences hebdomadaires à l’Institute for Advanced Study de Princeton (dans le New Jersey) en 1934. Après un court retour cette année-là en Allemagne, où elle rencontre en particulier l’algébriste Emil Artin, elle retrouve Bryn Mawr et Princeton, où enseignaient également Albert Einstein et Hermann Weyl, avec qui elle aimait échanger des idées mathématiques. Une mort inattendue va la surprendre en avril 1935, suite à une intervention chirurgicale qui aurait dû être banale.

Mathématicienne de génie

Malgré les vicissitudes de sa vie, qu’elle a toujours su prendre avec recul, et le peu de reconnaissance qu’on lui a offert de son vivant, Emmy Noether a laissé le souvenir non seulement d’une femme d’exception, mais d’une mathématicienne géniale, faisant progresser cette science dont elle était passionnée, et, par ricochet, la physique. Elle a en effet dès 1915 à Göttingen pris une part active dans les travaux de Klein et Hilbert, touchant alors à la théorie de la relativité générale. « J’ai donné la question à étudier à Melle Noether » disait Hilbert à Einstein, quant à « sa » loi de conservation de l’énergie.

Au printemps 1918, elle pense résoudre les difficultés liées à l’interprétation de ces lois de conservation en énonçant, dans Invariante Variations Probleme (Problèmes de variation invariants), deux théorèmes qui vont bientôt porter son nom. Le premier porte sur un groupe d’invariance à un nombre fini de paramètres, comme en relativité restreinte. Le second fait intervenir un groupe d’invariance dépendant de fonctions arbitraires, comme en relativité générale. Pour la petite histoire, c’est au verso d’une carte postale qu’Emmy Noether, depuis Erlangen, a présenté à Félix Klein, alors à Göttingen, les grands traits de son deuxième théorème. En tout temps, en tout lieu, l’imagination n’attend pas… Einstein lui-même qualifiera « Mademoiselle Noether » du « génie mathématique créatif le plus considérable depuis que les femmes ont eu accès aux études supérieures », un vrai compliment ! Dans une lettre à Hilbert, le physicien écrira même : « J’ai reçu hier de Mademoiselle Noether un article fort intéressant sur les invariants. J’ai été impressionné par le degré de généralité apporté par cette analyse. La vieille garde à Göttingen devrait prendre des leçons de Mademoiselle Noether ; elle semble maîtriser le sujet ! »

En toute simplicité, le premier théorème ne dit rien d’autre que : si une loi décrivant un phénomène physique est laissée invariante par une symétrie, alors il existe nécessairement une quantité physique associée qui est conservée.

Et la réciproque est vraie : si une quantité physique est conservée dans un certain phénomène, alors il existe toujours une symétrie dans les lois régissant ce phénomène : derrière la symétrie, cherchez toujours l’invariance !

Ainsi, si on lance une bille du haut de la Tour Eiffel, elle mettra le même temps pour arriver en bas quelle que soit la date du lancer : la symétrie est ici la constance des lois dans une translation du temps (homogénéité du temps), l’invariant étant l’énergie totale du système.

La remarquable mathématicienne qu’était Emmy Noether n’a toutefois pas eu que les invariants comme objets d’étude ; elle s’est aussi fait connaître à partir de 1920 par ses contributions originales à l’algèbre, contribuant à faire de l’université de Göttingen le berceau d’une grande école algébriste de réputation mondiale. « Elle pensait en concepts et non en formules, et c’était là que se situait sa force : elle était obligée, de par sa propre nature, de découvrir de nouveaux concepts susceptibles de constituer les bases des théories mathématiques » nous renseigne van der Waerden. Son article de 1921, Théorie des idéaux dans les anneaux, étudie plus particulièrement une structure algébrique, qui prendra par la suite le nom d’anneau noetherien, dans laquelle toute suite d’idéaux est stationnaire. Son travail à Göttingen avec le mathématicien néerlandais van der Waerden fournira à ce dernier de nombreux éléments pour son ouvrage Moderne Algebra, qui paraîtra un peu plus tard, en 1924.

Emmy Noether va, lors d’un « tournant décisif » de sa carrière, selon Weyl, s’orienter vers les opérateurs différentiels à composition non commutative, comme on en trouve en mécanique quantique. C’est le développement de l’algèbre non commutative, plus abstraite, dont le mémoire Idealtheorie in Ringbereichen (Théorie des idéaux dans les anneaux), publié en 1921, est le reflet.

Ses travaux l’on menée ensuite vers les hypercomplexes (une généralisation des nombres complexes) et la topologie algébrique (qui applique les outils de l’algèbre aux espaces topologiques). Un exemple de nombres hypercomplexes est fourni par les quaternions, qui s’écrivent a + ib + jc + kd avec i = j 2 = k 2 = ijk = –1.

Une œuvre pérenne

Mathématicienne extraordinairement inventive, passionnée et originale, professeur hors normes pour qui enseigner c’était dialoguer avec les étudiants, Emmy Noether a laissé, tant sur le plan humain que par ses réussites mathématiques, débordant souvent sur la physique théorique, un souvenir inoubliable. Dotée d’un pouvoir stimulant exceptionnel pour son entourage, son œuvre survivra au moins autant par les travaux de ses disciples et étudiants que par ses propres écrits. Peter Lax, prix Abel 2005, résume ainsi la vie de cette scientifique d’exception : « Ce qu’elle a accompli a rempli sa vie, lui a donné du sens et apporté du bonheur. Elle fut dépourvue de certains attributs que l’on associe généralement à une vie réussie : mariage, famille, richesse matérielle. Mais les mathématiques et ses disciples lui suffisaient. »

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références

 La magie des invariants mathématiques. Bibliothèque Tangente 47, 2013.
 Les équations algébriques. Bibliothèque Tangente 22, 2012.
 Les nombres complexes. Bibliothèque Tangente 63, 2018.