
L’année 2019 marquera le cinquième centenaire de la mort de Léonard de Vinci au Clos Lucé. À ce propos, des centaines d’évènements, surtout dans le Val de Loire, rendront hommage à l’inventivité visionnaire de ce génie universel de la Renaissance. Artiste, ingénieur, inventeur, architecte, il a été bien plus que cela. Il a, dans ses multiples vies, lancé des milliers d’idées dans tous les domaines, en particulier l’un de ceux où il excelle : le dessin. C’est à lui que l’on doit, non pas une, mais plusieurs, interprétations de la notion de perspective, dont certaines très innovantes.
Débuter en perspective classique
Une chose est sûre, c’est que Léonard de Vinci, engagé entre 1482 et 1499 comme « peintre et ingénieur » du duc de Milan, s’est à ce moment-là largement intéressé à la géométrie. Il a lu les traités d’architecture et de peinture De re aedificatoria et De pictura de son contemporain Alberti, où ce mathématicien et théoricien des arts codifie la perspective à point de fuite. Il a même illustré d’une soixantaine de planches représentant de magnifiques polyèdres en perspective le livre de Luca Pacioli (voir article « Un patron des polyèdres ! ».
À droite : Leon Battista Alberti (1404–1472), autoportrait.
À gauche : Exemple de perspective selon Alberti.
Léonard a inventé diverses méthodes, parfois mécaniques, pour « quarrer » le cercle, et écrit un traité de mécanique. Après la défaite du duc de Milan et quelques mois de voyage avec Luca Pacioli, il devient architecte et ingénieur général au service de Cesare Borgia à Florence. Florence, Milan, puis Rome ont été pour lui autant d’étapes où il a poursuivi ses recherches en mathématiques et ses expériences techniques, avant d’être accueilli au Clos Lucé en 1516 comme « Premier Peintre, Ingénieur et Architecte du Roy ».
L’intérêt particulier que manifestait Léonard de Vinci pour les sciences ne l’a pas empêché, bien au contraire, de créer des chefs-d’œuvre de peinture. Il y met en pratique ses conceptions de la représentation sur un plan des figures de l’espace. En parfait ingénieur, il met par écrit dans ses carnets toutes ses études sous forme de croquis annotés. On y trouve des esquisses de tracés utilisant la perspective mise au point par Alberti. On connaît aussi son étude de perspective, particulièrement travaillée, pour la création de son tableau l’Adoration des mages datant de 1481 (voir Mathématiques et Architecture, Bibliothèque Tangente 60, 2017). Dans cette œuvre, comme dans la Cène, Léonard travaille en perspective linéaire, autrement dit « à points de fuite ». Celui de la Cène est par exemple sur le visage du Christ, attirant ainsi le regard sur le personnage central, lui donnant une « aura », sans autre artifice que celui du dessin en perspective.
Croquis perspectifs de Léonard de Vinci.
L'adoration des mages. Léonard de Vinci, 1482.
La Cène. Léonard de Vinci, 1497.
S’évader vers la perspective atmosphérique
Léonard de Vinci, scientifique mais inventeur avant tout, cherche à s’évader des règles de la perspective classique. Il s’efforce de trouver d’autres techniques pour représenter au mieux la réalité. L’une d’elles est la perspective atmosphérique, jusqu’alors mise en œuvre par les peintres flamands comme Jan van Eyck (1390–1441) ou Joachim Patinir (1483–1524), mais initiée déjà par le traité d’optique de Claude Ptolémée (90–168) et celui d’Ibn al-Haytham (Alhazen), publié sous le nom de Kitab al manazir entre 1015 et 1021.
Cette technique, perfectionnée par Léonard de Vinci, est essentiellement picturale et n’est pas liée à la géométrie euclidienne. Il la nommait « perspective de couleurs » car elle consiste à créer l’illusion de la profondeur en marquant progressivement, par plans successifs, l’éloignement par des dégradés de couleur. Un objet apparaît éloigné non pas par son dessin, selon la perspective classique, que Vinci qualifiait de « diminutive », mais parce que sa couleur est estompée. La troisième dimension est ici traduite par un phénomène d’optique physique, l’effet de distance étant essentiellement produit par le choix des couleurs : les tons chauds sont au premier plan, ils deviennent bleus au deuxième plan, puis de plus en plus gris sur les plans plus éloignés. Un exemple d’utilisation de cette technique apparaît dans le paysage d’arrière-plan du tableau la Vierge à l’Enfant avec sainte Anne, peint entre 1503 et 1519.
À gauche : La Vierge à l’Enfant avec sainte Anne. Léonard de Vinci, 1519.
À droite : La Vierge à l’Enfant avec sainte Anne (détail) :
la perspective atmosphérique en œuvre.
Passé maître dans cet art, Léonard prodigue d’ailleurs aux apprentis ses sages conseils : « Peintre, ne fais pas décroître tes couleurs dans la perspective plus que les figures qui portent ces couleurs. » Le danger est en effet qu’un objet d’une couleur trop atténuée puisse paraître plus éloigné qu’il ne l’est en réalité, mais plus grand parce qu’il est d’une teinte plus claire. L’aspect relatif des grandeurs est certes lié à la notion de distance mais aussi aux caractéristiques de la lumière, ce que le maître résume bien dans son interrogation : « Pourquoi la Lune paraît-elle plus grande à l’horizon qu’en culmination ? »
Croquis et textes relatifs aux ombres et à la lumière. Léonard de Vinci, 1516 (fac-similé).
Le sfumato
Avant les autres artistes, Léonard de Vinci a tenté de classifier ce qui pour lui étaient les différentes sortes de perspectives, écrivant : « Il y a trois sortes de perspective : la première traite des règles de diminution des choses qui s’éloignent de l’œil, et on l’appelle perspective diminutive ; la suivante comprend la manière d’atténuer les couleurs à mesure qu’elles s’éloignent de l’œil ; la troisième et dernière s’emploie à expliquer comment les choses doivent être moins nettes proportionnellement à leurs distances. Et nous les appellerons : perspective linéaire, perspective des couleurs, perspective d’effacement. » Voilà donc poindre, selon Léonard de Vinci, une troisième façon d’envisager la représentation de l’espace sur un plan ! Il l’a magnifiquement traduite dans une autre technique qui lui est propre : le sfumato, à qui est dû par exemple tout le charme de la Joconde. Visiblement inspiré par ses expériences visuelles à la camera obscura (chambre noire), Léonard en fait lui-même une description en peu de mots : peindre « sans traits ni lignes, à la manière d’une fumée », afin de rendre à la fois la distance et le volume.
Le sfumato de la Vierge aux Rochers. Léonard de Vinci, 1486.
C’est à lui que l’on doit aussi une description du procédé de « chambre noire », d’ailleurs connu depuis fort longtemps (voir « en bref, La camera obscura »). La vision à travers un tel dispositif a la particularité d’estomper les contours et c’est ce procédé que Léonard mettra en pratique pour donner une vision du relief dans certains de ses tableaux. Adoucir la netteté des contours est le fruit d’un long travail : l’artiste appliquait des couches successives très minces de peinture (estimées de 1 à 3 microns d’épaisseur), presque transparentes, le plus souvent au doigt. Répéter cette pratique de « glacis » parfois plus de vingt fois, avec plusieurs jours de séchage à chaque étape ; le tout pouvait durer des mois. Ce procédé a par exemple permis de donner au visage de Mona Lisa cet aspect à la fois rayonnant et d’une extrême douceur.
D’autres œuvres de l’artiste ont été élaborées avec cette même technique, sans toutefois nécessiter autant de temps : notamment Saint Jean-Baptiste (1516) et la Belle Ferronière (1497), toutes deux au musée du Louvre.
Parti de sa « théorie de la pyramide visuelle », où tous les rayons convergeraient vers l’œil, point central unique, qui l’a conduit à explorer d’abord la perspective linéaire classique, le grand Léonard imagine ainsi un effet de perspective créé uniquement à partir du choix des couleurs (c’est la perspective atmosphérique), qu’il complète par une mise en valeur de l’éloignement réalisée grâce eu jeu des contrastes colorés (c’est le sfumato). Il est donc, au cours d’une carrière mi-scientifique mi-artistique jalonnée de multiples inventions, passé de la perspective purement géométrique à une technique picturale sophistiquée en recourant au passage à la perspective atmosphérique. C’est dire que Léonard de Vinci a tenté toutes les pratiques de son époque permettant de coucher le réel sur une surface plane ; pour notre plus grand plaisir, il a toujours réussi, dans une démarche constamment guidée par des considérations scientifiques, persuadé que « la peinture est une science et toutes les sciences sont fondées sur les mathématiques ».
Études de géométrie, de perspective et de proportion. Léonard de Vinci, codex Atlanticus (fac-similé), 14 juin 1518.
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