L'artiste géomètre


Bertrand Hauchecorne

Artiste, homme de génie, inventeur de talent, Léonard de Vinci était un visionnaire. Dans un monde sortant à peine du Moyen Âge, et bien avant René Descartes, il a compris l'importance de la démarche scientifique et la place des mathématiques dans la compréhension du monde.

Pour nous Français, Léonard de Vinci, c’est la Joconde au Louvre et les inventions spectaculaires présentées au Clos Lucé à Amboise (Indre-et-Loire). Cependant, pour bien comprendre cet homme de génie, il faut suivre ses pas dans son Italie natale.

 

L’homme de la Renaissance

Léonard est un pur produit du début de la Renaissance italienne. Il voit le jour le 15 avril 1452 dans une petite ville de Toscane nichée sur les pentes du Montalbano, à l’ouest de Florence. Il est le fruit des amours illégitimes d’un notaire avec une paysanne. Se destinant à la peinture, il entre dans le plus célèbre atelier florentin, celui du Verrocchio, le sculpteur de Laurent de Médicis, dit Laurent le Magnifique. Léonard est déjà un artiste confirmé lorsqu’il quitte son maître en 1478. Il cultive les effets du chiaroscuro (« clair-obscur ») et du sfumato (« embrumé ») qui adoucissent les contours et donnent une grande douceur à sa peinture. Pour réussir ses effets, il avait étudié avec un regard de savant différentes notions d’éclairage, en particulier le passage progressif de l’ombre à la lumière.

Léonard s’installe à Milan en 1481 au service des Sforza, famille au pouvoir dans la grande ville lombarde. Son talent explose : toujours peintre et sculpteur, il se lance dans l’organisation de spectacles. Surtout, il devient ingénieur et cherche des améliorations de divers objets comme les horloges, les métiers à tisser. Cela l’amène à s’intéresser aux mathématiques, discipline dans laquelle il décèle l’explication de bien des mécanismes. Ces nouvelles fonctions lui fournissent une meilleure place sociale. En effet, à l’époque, la confection de toiles, fussent-elles de qualité, était considérée comme un banal artisanat, bien en deçà d’une fonction d’ingénieur…

Léonard ne lâche pourtant pas la peinture et entreprend La Cène en 1495, l’un de ses chefs-d’œuvre, qu’il achèvera trois ans plus tard. Pour mettre en valeur le Christ, au centre du tableau, l’artiste fait converger vers lui toutes les lignes de force. Il montre ainsi une grande maîtrise de la perspective ; sa rencontre avec Luca Pacioli (voir "en bref, Luca Pacioli, l'ami mathématicien de Léonard"), qui s’installe à Milan en 1496, y a sans doute contribué. Une collaboration étroite s’instaure entre les deux hommes : le peintre illustrera De divina proportione, ouvrage publié par Pacioli en 1509. Cette collaboration convainc Léonard que la peinture est basée sur les mathématiques, tant sur l’arithmétique (pour obtenir des proportions satisfaisantes) que sur la géométrie (clé de la perspective).

En 1499, Louis XII s’empare de Milan et Léonard se met au service des Français. Le retour de Ludovic Sforza au pouvoir l’oblige à fuir à Venise, où il se place sous la protection des doges. Ceux-ci craignant une attaque navale des Turcs, Léonard leur propose une méthode de défense ; inutilement car l’attaque turque n’aura pas lieu.

Il rentre à Florence en 1503 et s’intéresse à des travaux d’hydraulique ; il propose en particulier de détourner l’Arno pour permettre un accès direct à la mer et améliorer l’irrigation. C’est alors, semble-t-il, qu’il se lance dans le tableau représentant Mona Lisa, autrement dit la Joconde ; il ne se séparera jamais de cette œuvre, qu’il n’achève qu’en 1515, sinon 1519.

Son activité scientifique s’accélère. Léonard étudie l’anatomie, tant humaine qu’animale, prend des mesures précises, et recherche des formes géométriques simples (carrés, cercles…) qui semblent engendrer ces organes, comme si les mathématiques étaient à la source de l’anatomie. C’est l’occasion chaque fois de faire des croquis d’une main, d’une musculature, d’un crâne, qui sont autant d’œuvres d’art. La représentation de l’homme de Vitruve en est la quintessence.

Léonard cherche à comprendre la nature dans des domaines les plus variés comme le vol des oiseaux, les mouvements de l’eau des rivières, l’érosion. Il semble fasciné par la structure des tourbillons. La présence de fossiles en altitude lui fait comprendre que les montagnes se sont élevées et que les sols sont en évolution. Ses travaux se font avec une extrême rigueur, sans doute renforcée par l’approfondissement de ses connaissances en mathématiques. Bien avant Francis Bacon et René Descartes, il développe une méthode scientifique que ces deux philosophes ne pourraient renier ; il insiste en particulier sur la nécessité de l’expérience, qui pour lui est au fondement de toute découverte. Ce n’est pas un théoricien, son utilisation des mathématiques est toujours pragmatique, mais il semble voir la nature avec un œil de géomètre, peut-être comme le fera, un siècle après lui, un autre de ses compatriotes, Galileo Galilei. Léonard estime que ce    tte discipline est à la base de toute explication scientifique et il affirme : « Aucune investigation humaine ne peut s’intituler véritable science si elle ne passe par la démonstration mathématique. »

Deux déluges (tourbillons).

 

De 1508 à 1512, il retourne à Milan. Il se lance dans la lecture de De expendentis et fugiendis rebus, de Giorgio Valla (1447–1500) ; cet ouvrage est une sorte de compilation des connaissances dans diverses disciplines, en particulier en mathématiques ; on y trouve de nombreux textes anciens, comme celui d’Archimède et de Héron d’Alexandrie.

 

L’installation en France

Louis XII revient guerroyer en Italie et s’empare de Milan en 1509. Il poursuit son expédition vers Venise ; Léonard de Vinci devient son ingénieur militaire. Il assiste à la bataille d’Agnadel, qui voit cette même année la défaite de Venise. La bataille de Ravenne en 1512 est pour le roi de France une victoire à la Pyrrhus et Louis XII préfère retourner dans son pays. Léonard se rend alors à Rome pour travailler avec le frère du pape, Julien de Médicis. Les artistes Michel-Ange et Raphaël sont en pleine activité, et Léonard semble moins apprécié.

Son esprit toujours créatif l’amène à proposer un projet d’assèchement des marais pontins, qui ne verra pas le jour. Il s’adonne encore à la peinture et produit Les Déluges. Il exprimera sa déception de son séjour romain en disant : « Les Médicis m’ont créé, les Médicis m’ont détruit. »

La Joconde ou Portrait de Mona Lisa (musée du Louvre)), et s’installe au manoir du Cloux, actuel Clos Lucé. Une grande complicité s’instaure entre le roi et le peintre. Léonard de Vinci ne manque pas d’activités : il s’adonne peu à la peinture et préfère organiser des fêtes ou concevoir divers projets, comme la construction d’un château à Romorantin (Loir-et-Cher) avec un détournement de la Sauldre. Il tombe malade durant l’hiver et s’éteint à l’orée du printemps 1519.

Cinq siècles plus tard, Léonard de Vinci reste un mythe, celui du savant de la Renaissance, c’est-à-dire celui qui s’appuie sur une recherche rigoureuse de la connaissance afin de surpasser les Anciens et de faire évoluer les techniques.

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références

 Dossier « Léonard de Vinci ». Tangente 94, 2003.
 Dossier « Mathématiques autour du monde : l'Italie ». Tangente 122, 2008.
 Léonard de Vinci. Domenico Laurenza, Belin-Pour La Science, 2002.