De l'Art nouveau à l'Art déco


Daniel Justens

La transition de l'Art Nouveau à l'Art Déco se transpose mathématiquement comme la recherche conceptuelle de la simplicité géométrique. C'est le retour triomphal de la construction à la règle et au compas, ou encore le passage de la courbe voluptueuse à la droite et au cercle.

 Le courant artistique baptisé Art Nouveau est une réaction innovante à la reproduction systématique des styles anciens qui sclérosait l'art de la construction à la fin du XIXe siècle. Bien que constituant un épisode extrêmement court de l'histoire, l'Art Nouveau a engendré entre 1890 et 1905 quelques-uns des plus beaux fleurons architecturaux des grandes villes européennes.

Un souffle de fantaisie

Dans le plus pur style extravagant, mais à Paris, on distingue le chef-d'œuvre de Jules Lavirotte (1864-1929), situé 29 avenue Rapp et élaboré entre 1900 et 1901. L'immeuble présente une abondance luxuriante de courbes inspirées d'ensembles de fleurs, d'animaux, tout en mettant régulièrement en évidence certains éléments féminins. 

 

L'Art Nouveau a apporté un souffle de fantaisie à l'architecture classique. Il a développé un style anti-académique qui a donné naissance aux œuvres les plus surprenantes. Sa complexité, faite de courbes non élémentaires, en fait un art difficilement mathématisable qui sera bientôt vu comme « tarabiscoté ». Très vite, l'Art Nouveau est qualifié de « style nouille » par ses détracteurs, ou encore, en France, de « style Guimard » par allusion aux impressionnantes bouches de métro parisiennes qui furent imaginées en 1900 par l'architecte Hector Guimard (1867-1942), grand ami de Victor Horta. Au tournant du siècle, sous l'influence de la Sécession viennoise, l'un des mouvements emblématiques du Jugendstil, les formes eurent tendance à se simplifier, à se géométriser, favorisant exclusivement des combinaisons de cercles et de rectangles. Cette évolution donna naissance au courant Art Déco au cours des décennies 1910 à 1930, qui est considéré aujourd'hui comme le premier mouvement architectural de dimension vraiment mondiale. La terminologie tire son appellation de l'abréviation de l'Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, qui se tint à Paris en 1925. Le style Art Déco préconise le retour à la rigueur classique, à la géométrie élémentaire et s'inspire de la géométrisation cubiste. Le mouvement peut être vu comme une réaction aux excès de l'Art Nouveau, qui furent dénoncés notamment par l'architecte autrichien Adolf Loos (1870-1933) dans son manifeste Ornament und Verbrechen (Ornement et Crime) et qui sera publié en 1908 par Le Corbusier dans sa revue L'Esprit Nouveau.


Le palais Stoclet

 

C'est à Bruxelles que l'architecte autrichien Josef Hoffmann (1870-1956), l'un des chefs de file de la Sécession viennoise, put donner libre cours à sa créativité en concevant intégralement, dans la lignée de l'art total, le palais Stoclet, commandité par le banquier (et collectionneur) Adolphe Stoclet dès 1905 et achevé en 1911. Le bâtiment, dont la ligne est composée exclusivement de segments de droites, abrite notamment des œuvres de Gustav Klimt. Malgré le classement au Patrimoine mondial de l'humanité par l'Unesco en juin 2009 de l'intégralité de l'œuvre, bâtiment et contenu, l'avenir de cette construction emblématique reste incertain : des conflits persistent entre les héritiers et la région bruxelloise.

Un ensemble cohérent

Il faut se rendre dans les faubourgs de Roubaix, près de Lille, pour découvrir l'une des réalisations les plus marquantes de l'Art Déco. Quoique près de trente ans les séparent, la villa Cavrois, du nom de l'industriel du textile Paul Cavrois, fut imaginée dans la continuité du palais Stoclet par l'architecte Robert Mallet-Stevens (1886-1945). Rien d'étonnant : il était le neveu de Suzanne Stevens, l'épouse d'Adolphe Stoclet. La façade de l'édifice est exclusivement constituée de rectangles, tout en évitant toute symétrie, à l'exception d'un cylindre haut qui en rompt opportunément la monotonie. La demeure fut inaugurée en 1932.

La villa Cavrois

 

Dès 1940, la demeure fut réquisitionnée par l'armée allemande, qui l'occupa jusqu'en septembre 1944, y logeant jusqu'à deux cents militaires et causant de nombreux dégâts. Le propriétaire, Paul Cavrois, ne put réintégrer sa villa qu'en janvier 1947. Après la mort de son épouse en 1986, le mobilier fut dispersé et la maison vendue. La villa, abandonnée, destinée à faire place à un lotissement, fut pillée, squattée et saccagée. Classée monument historique en 1990 et acquise par l'État en 2001, le bâtiment fut finalement restauré par le Centre des monuments nationaux. L'ensemble est à nouveau accessible au grand public depuis juin 2015.

Dans la plus pure lignée de l'art total, mobilier et décoration faisaient partie d'un ensemble cohérent où tout devait s'intégrer avec harmonie. La géométrisation était de rigueur absolue et s'étendait aux objets décoratifs même lorsque ces derniers avaient des prétentions figuratives. Un exemple particulièrement intéressant se trouve dans la production animalière des jumeaux sculpteurs et décorateurs Jean et Joël Martel (1896-1966). Les esquisses de leur belette (souvent présentée comme une hermine ou comme une loutre) ne sont constituées que d'arcs de cercles.

 

Les Martel furent également les concepteurs du monument érigé en hommage à Claude Debussy, dans le XVIe arrondissement de Paris, entrant ainsi à leur tour dans l'univers de l'architecture. L'architecture Art Déco a façonné et marqué la structure urbaine de toutes les grandes cités industrielles, du Chrysler Building de New York à la (monstrueuse) basilique de Koekelberg (Bruxelles), en passant par le théâtre des Champs-Élysées à Paris (construit en 1913 et œuvre de l'architecte Auguste Perret).

C'est un cas unique de géométrisation totale dans l'histoire de l'architecture. L'esthétique limpide du style est une ode à la simplicité et à la modélisation élémentaire du réel, qui, loin de l'altérer, nous en donne une image différente. Elle joue exactement le même rôle que les modèles mathématiques qui nous font découvrir des pans insoupçonnés et invisibles de la réalité qu'ils sont censés représenter.

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