L'émergence du calcul des probabilités


Bertrand Hauchecorne

Durant la seconde moitié de XVII e siècle, Blaise Pascal et Pierre de Fermat échangent sur l'élaboration d'un calcul mathématique des probabilités qui va au-delà des réflexions élémentaires que l'on peut formuler à propos du jet d'un dé. Christian Huygens poussera plus loin leurs idées.

Durant tout le Moyen Âge chrétien, on avait la certitude que les évènements suivaient la « volonté divine ». Aussi, les prévoir par le calcul était totalement étranger à la réflexion des lettrés. On a coutume de considérer Jérôme Cardan comme le premier à se préoccuper du sujet dans son livre De ludo aleae, écrit en 1564. Il faut relativiser son rôle : le médecin italien pensait simplement rédiger un ouvrage permettant de gagner au lancer de dés. On y trouve cependant les prémices de la notion d’espérance lorsque, s’inspirant d’Aristote, il souhaite l’équité dans le jeu, c’est-à-dire, pour lui, que la mise de chacun des deux joueurs A et B soit proportionnelle à la probabilité de gagner.

En effet, si l’on note par p la probabilité de gagner du joueur A (et donc 1 – p celle de B) et mA et mB leurs mises respectives, on obtient \( \dfrac{m_{\text{A}}}{m_{\text{B}}} = \dfrac{p}{1-p},\)  soit pmB – (1 – p) mA = 0, ce qui correspond à demander que l’espérance mathématique de chacun des joueurs soit nulle. Par ailleurs, ce texte est resté d’une diffusion confidentielle car il ne fut publié qu’un siècle après sa rédaction.

Au début du XV e siècle, Côme de Médicis, futur duc de Toscane, interroge son célèbre précepteur Galilée pour comprendre pourquoi, lors du lancer de trois dés, le total de 10 apparaît plus souvent que celui de 9, alors que pour chacun il existe six façons de l’obtenir. Le jeune homme avait dû lancer un grand nombre de fois les dés puisque les probabilités respectives sont 27/216 et 25/216, soit un écart inférieur à 1 %. Cependant, jusque-là, les réflexions sur ces problèmes restaient du domaine du jeu de dés et ne débouchaient pas sur des considérations ou des théories mathématiques.

 [encadre]

À vous de jouer !

Justifiez ces deux assertions, la première de Christian Huygens dans laquelle apparaissent des probabilités conditionnelles et la seconde de Jacques Bernoulli, qui montre avec un très improbable exemple concret que seul le raisonnement mathématique importe.

« Si un autre joueur et moi jetons tour à tour deux dés à condition que j’aurai gagné dès que j’aurai jeté sept points et lui dès qu’il en aura jeté six, tandis que je lui laisse le premier coup, montrer que le rapport de ma chance à la sienne est de 31 à 30 [c’est-à-dire que la probabilité de gagner de Huygens est de 31/61]. »

« Si deux hommes dignes du dernier supplice sont tenus de jeter un dé, à condition que celui qui amènera le moins de points subira sa peine, que celui qui en amènera le plus conservera la vie, et qu’ils la conserveront tous deux s’ils amènent le même nombre, on trouvera pour l’attente de l’un 7/12e de vie. »

[/encadre]

 

Des courriers entre Pascal et Fermat

En 1654, le chevalier de Méré met en contact Blaise Pascal et Pierre de Fermat afin de proposer une solution au problème des partis (voir encadré ci-dessous). Les deux hommes échangent alors de nombreux courriers traitant de la question proposée, mais aussi de nombreux autres concernant ce que l’on n’appelle pas encore les probabilités. Les missives suivantes traitent encore de problèmes de jeux, plus complexes, par exemple avec trois joueurs. Les outils modernes de calculs n’étant pas encore élaborés, les raisonnements sont difficiles à suivre. Dans une lettre datée du 25 juillet 1660, Fermat propose au génial philosophe de se rencontrer entre Clermont et Toulouse, la santé de chacun des deux hommes étant affaiblie. L’entrevue n’aura jamais lieu et aucun d’eux ne publiera sur le sujet.

Christian Huygens entend parler en 1655, lors de son deuxième séjour à Paris, des cogitations des deux mathématiciens français sur le problème des partis. Il propose d’abord plusieurs exemples analogues, le plus élémentaire étant le cas de deux joueurs jouant en trois parties gagnantes. Le jeu s’arrête de manière impromptue lorsque l’un en a gagné deux et l’autre une seule. Comment doit-on partager la mise initiale entre les deux joueurs ? Les lecteurs avisés trouveront 3/4 de la mise pour le premier et 1/4 pour le second (voir Théorie des jeux, Bibliothèque Tangente 46, 2013).

Ce qui est plus intéressant est que le savant néerlandais cherche à généraliser ces notions en se mettant à la place d’un individu qui estimerait ses chances de l’emporter dans un jeu. Il précise alors : « Si le nombre des cas où je reçois a est p et le nombre des cas pour lesquels j’obtiens la somme b est q, alors la valeur de mon “espérance” vaut (ap+bq) / (p+q). » Il est ainsi l’auteur du premier outil de calcul de probabilités ! Jusqu’ici, on était resté sur des jeux sans avoir l’esprit d’une quelconque généralité. C’est dans un opuscule rédigé en 1656 qu’il introduit la première fois la notion d’espérance mathématique, qu’il nomme, après avoir hésité, verwachting en néerlandais et expectatio dans la version latine publiée l’année suivante ; ces deux termes signifient plutôt « attente » qu’« espérance », mot choisi dans la langue française. Le titre même de la version latine, De ratiociniis in ludo aleae, est expressif : le mot ludus, signifiant « jeu », montre que l’objet reste ludique mais le terme ratiocinium (« calcul ») exprime le fait que le savant se place dans le domaine mathématique.

 

 

Une loi faible des grands nombres

Jacques Bernoulli (1654–1705) va plus loin dans son ouvrage Ars conjectandi, rédigé en 1692 mais publié de manière posthume par son neveu Nicolas en 1713. Le mathématicien suisse s’intéresse à la convergence d’une suite d’expériences ayant deux résultats possibles, semblables et répétées indéfiniment. « Admettons que le nombre de cas fertiles est exactement ou approximativement dans le rapport r/s, au nombre de cas stériles, si bien que le rapport du nombre de cas fertiles à la totalité des cas est r/(r+s) ou r/t si t = r + s qui est compris entre les limites (r+1)/t et r/(t+1). Il est possible d’effectuer un nombre d’essais assez élevé pour qu’il soit plus probable dans le rapport de n’importe quel nombre donné (disons c), que le nombre de cas fertiles soit compris entre les limites (r+1)/t et r/(t+1) que le cas contraire. » Bernoulli introduit la notion de limite et ce résultat, qu’il démontre, correspond de manière précise à la loi faible des grands nombres pour des épreuves de Bernoulli.

En cette seconde moitié de XVII e siècle, l’approche probabiliste émerge ainsi des cerveaux de plusieurs savants et cette vision s’étend même à la pensée, comme en témoigne le pari pascalien, qui fait appel à une notion intuitive d’espérance mathématique.

 

[encadre]

Le problème des partis

« Si deux joueurs, jouant en plusieurs parties, se trouvent en cet état qu’il manque deux parties au premier et trois au second, pour trouver le parti, il faut (dites-vous) voir en combien de parties le jeu sera décidé absolument. »

C’est en ces termes que Blaise Pascal présente le sujet dans une lettre à Fermat datée du 24 août 1654. La règle est de partager la mise de manière proportionnelle aux chances que chacun a de l’emporter ; on suppose bien sûr que chaque joueur a une chance sur deux de gagner chaque partie.

Appelons A le joueur à deux parties de la victoire et B celui à qui il en manque trois. Avec une chance sur deux, B emporterait la première partie et les joueurs seraient alors à égalité, ce qui donnerait à chacun la même chance de gagner. Pour chacun, il y a une chance sur quatre qu’il l’emporte avec ce scenario-là.

Si, au contraire, A emportait la première partie, B devrait gagner alors trois fois consécutivement ; seul le scenario A–B–B–B est gagnant pour lui, soit une probabilité de 1/16. Finalement, B a une probabilité de 1/4 + 1/16 = 5/16 de l’emporter ; les chances de A sont donc de 1 – 5/16 = 11/16. Le joueur A doit donc recevoir les 11/16 e de la mise totale, le reste revenant à B.

Enfin, pour être complet, précisons que le mot « parti » est un substantif obsolète signifiant « partage » ; il provient de l’ancien verbe « partir », remplacé désormais par « partager » pour se différencier de son homonyme signifiant « s’en aller ».

 

Références :

Mathématiques et Philosophie, Bibliothèque Tangente 38, 2019.

Dossier « Les dessous des probabilités et des statistiques ».Tangente 182, 2018.

[/encadre]

 

Lire la suite


références

 Précis des œuvres mathématiques. Pierre Fermat, Jacques Gabay, 1989.
 L'émergence de la probabilité. Ian Hacking, Le Seuil, 2002.