La traduction des textes mathématiques grecs


Antoine Houlou-Garcia

Les textes mathématiques grecs ont influencé toute l'histoire des mathématiques méditerranéennes. Pour autant, la langue grecque n'a pas toujours été parlée par tous les savants. Il a ainsi fallu traduire les textes anciens pour les rendre accessibles au plus grand nombre.

Dès la fin du IIIe siècle de notre ère, l’Empire romain est divisé adminis-
trativement en un Empire romain d’Occident (qui s’effondre définitivement en 476) et un Empire romain d’Orient (que l’on appellera par la suite Empire byzantin). Si, à l’Est, on parle le grec, c’est le latin qui prédomine à l’Ouest, au point que même les élites romaines, qui parlaient parfaitement le grec, finissent par le délaisser. C’est ainsi que deux écrivains vont tenter une entreprise de traduction–adaptation des œuvres philosophiques et mathématiques grecques.

 

Les traductions latines

 

Du premier, Martianus Capella, on ne sait pas grand-chose, si ce n’est qu’il serait originaire de Carthage et qu’il aurait vécu dans la première moitié du Ve siècle. Son œuvre, les Noces de Philologie et de Mercure, a été un immense succès : il y raconte de façon poétique et allégorique la vie des principales disciplines intellectuelles. Il consacre en particulier un livre à chacune des aires scientifiques : la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie et l’harmonie (théorie mathématique de la musique). On trouve notamment de nombreuses propriétés d’Euclide – sur la géométrie comme sur l’arithmétique – racontées de façon très littéraires, permettant ainsi de vulgariser des résultats mathématiques en les reliant avec la mythologie et la philosophie, le tout à travers une écriture poétique très agréable.

La vie du second est bien mieux connue : Boèce, né vers 480, au moment où l’Empire romain d’Occident s’effondre, devient conseiller du roi ostrogoth Théodoric. Il souhaite influer auprès de lui en faveur d’une renaissance des lettres grecques (un millénaire avant ce que l’on appelle effectivement la Renaissance), chose qui l’amène à traduire certaines œuvres scientifiques grecques en latin pour mieux les promouvoir. Il traduit ainsi Euclide et Ptolémée (ouvrages perdus) ainsi que l’Introduction à l’arithmétique de Nicomaque de Gérase, qui fut pour tout le Moyen Âge occidental le manuel de référence concernant la science des nombres.

 

 

Traduction latine des Éléments d’Euclide (manuscrit du XIVe siècle).

 

Les traductions arabes

 

Les conquêtes arabo-musulmanes, qui ont débuté au VIIe siècle, ont mis en contact des populations qui ne se fréquentaient guère auparavant. En particulier, le califat abbasside, qui s’étendait de l’actuelle Tunisie à l’actuel Iran, guerroya avec l’Empire byzantin. Il se dit que, lors de la signature d’un traité de paix entre les deux puissances, le calife al-Mamun, qui régna de 813 à 833, féru d’astronomie – il fonda l’observatoire de Bagdad – et admirateur des Grecs – il aurait vu Aristote dans un rêve –, demanda, outre des concessions territoriales, un exemplaire de l’œuvre majeure de Ptolémée, l’Almageste. Cet ouvrage, qui s’appelait en grec Composition mathématique, est désormais connu sous le nom d’Almageste, qui est une arabisation du grec megiste (« la plus grande », sous-entendu : « œuvre »).

Non content de posséder un tel trésor, il ouvrit la bibliothèque privée de son père aux scientifiques pour en faire un véritable centre de recherches et de traductions. C’est ainsi que beaucoup d’œuvres mathématiques grecques furent préservées : l’original grec a par exemple été perdu pour les livres IV à VII des Arithmétiques de Diophante, mais heureusement la traduction arabe a été conservée. Ainsi, al-Mamun fonda la Maison de la sagesse, l’une des premières universités du monde, à Bagdad, en 832. Les noms les plus prestigieux y travaillèrent : al-Khwarizmi, al-Kindi, Thabit ibn Qurra… Les savants ne firent pas que traduire les œuvres grecques : ils les commentèrent abondamment et les développèrent, permettant ainsi, par exemple, de transformer les intuitions de Diophante en la naissance véritable de l’algèbre (mot inventé justement par al-Khwarizmi).

Peu à peu, ces travaux en langue arabe furent traduits en langue latine par les érudits médiévaux. Parmi eux, Gerbert d’Aurillac – qui fut pape sous le nom de Sylvestre II – alla en Espagne (alors partiellement sous domination musulmane) entre autres pour y étudier les mathématiques arabes. Il ramena dans ses bagages diverses notions, dont un concept embryonnaire de zéro de position, qui n’existait alors pas en Occident. L’entreprise de traduction de l’arabe vers le latin continua et permit de redécouvrir les textes grecs ainsi que de poursuivre les développements arabes. C’est ainsi que les mathématiciens italiens (Scipione del Ferro, Tartaglia, Cardan…) purent poursuivre la tradition mathématique, notamment concernant l’algèbre.

 

Éditer ou traduire ?

 

Avec la Renaissance et la réappropriation de la langue grecque en Europe occidentale, les œuvres mathématiques grecques sont éditées par les plus grands érudits, mais elles ne sont pas toujours traduites et, quand elles le sont, c’est en latin que la traduction est proposée pour qui ne maîtriserait pas le grec. Au XIXe siècle, on considère même souvent que la traduction est parfaitement inutile, l’important étant d’éditer de manière rigoureuse le texte grec.

C’est en particulier la doctrine qui prévaut pour la maison d’édition allemande Teubner, basée à Leipzig, qui édite à partir de la fin du XIXe siècle de très nombreux textes scientifiques grecs où l’édition scientifique est primordiale : l’établissement du texte est un point central de l’introduction à l’œuvre, les variantes de manuscrits sont spécifiées, etc. Si le texte grec n’est pas traduit, il existe néanmoins une introduction au texte écrite par l’éditeur non pas en grec… mais en latin !

En France, il n’existe alors pas de maison d’édition compétitive et, lorsque le linguiste français Joseph Vendryès est appelé sous les drapeaux en 1914, souhaitant emporter l’Iliade dans sa besace, il est contraint de prendre l’édition allemande publiée par Teubner… alors même qu’il va faire la guerre à l’Allemagne ! En 1919, il décide de créer une association puis une maison d’édition, Les Belles Lettres, qui puisse proposer une édition scientifique des textes accompagnée d’une traduction en français. C’est ainsi qu’aujourd’hui il est possible de lire Archimède et Diophante en version originale avec la traduction en face.

De nombreuses traductions françaises des textes mathématiques grecs existent désormais. En général, on a tendance à non seulement traduire mais également adapter le texte original pour le rendre plus facilement compréhensible par le lecteur contemporain. Ainsi, là où les mathématiciens grecs usaient de lourdes périphrases pour exprimer ce que l’on peut traduire en équations, on a parfois tendance à mettre en traduction directement l’équation plutôt que la traduction littérale de la périphrase grecque…

Certains traducteurs font le choix de coller le plus possible au texte grec pour au contraire montrer au lecteur contemporain toute l’altérité des mathématiques grecques et la subtilité qu’elles nécessitent. Par exemple, lorsque Diophante présente la propriété 19 du livre III des Arithmétiques (où apparaît la célèbre identité de Diophante), le choix de traduire littéralement en mettant des notes explicatives en bas de page peut être utile afin de montrer la logique très particulière de l’auteur. À l’inverse, Jules Tannery (1848–1910), dans la traduction (latine) qu’il propose, préfère ne pas s’embarrasser et transforme certains passages ardus en équations pour simplifier la lecture. Personne n’a évidemment  ni « raison » ni « tort », il s’agit avant tout d’un choix d’éclairage du texte.

Traduire, aujourd’hui, c’est donc faire le choix entre la fidélité complexe au texte et l’adaptation plus claire pour le lecteur. Ce problème s’est sans doute toujours posé car traduire, même un texte mathématique, nécessite de le repenser dans sa propre langue. Mais traduire, aujourd’hui comme hier, c’est donner une seconde vie à un texte et prolonger la culture et la connaissance.

 

Lire la suite


références

Mathematikos. Antoine Houlou-Garcia, Les Belles Lettres, 2019.

Notre culture scientifique - Le monde antique en héritage. Lucio Russo, Les Belles Lettres, 2020.

Dossier « Méditerranée, carrefour des mathématiques ». Tangente 155, 2013.