Plongée dans un univers numérique étrange


Bertrand Hauchecorne

Au début du xxe siècle, le mathématicien allemand Kurt Hensel « invente » de nouveaux nombres, qui s'écrivent avec une infinité de chiffres, comme dans le système décimal, mais avec une notion de proximité bien différente. Cette curieuse théorie s'est avérée très féconde en arithmétique !

Notre façon de noter un entier M à l’aide des dix chiffres correspond à décomposer M en fonction de puissances de 10. Par exemple, on écrit 216 = 6 + 1 × 10 + 2 × 102. Ceci paraît couler de source car 216 nous est connu par son écriture : la numération de position, que nous devons aux mathématiciens indiens et arabes, utilise cette décomposition pour noter les nombres. En réalité, ces chiffres 6, 1 et 2 se retrouvent par un algorithme très simple : 6 est le reste de la division par 10 de 216 (plus précisément, 216 = 6 + 21 × 10). De même, 1 est le reste de la division euclidienne de 21 par 10 (puisque 21 = 1 + 2 × 10). Il reste enfin 2, qui est strictement inférieur à 10 ; le processus s’arrête.

 

De l’art de noter les nombres

L’algorithme peut se faire en remplaçant 10 par n’importe quel autre entier p supérieur ou égal à 2. Prenons par exemple p = 5 et décomposons ainsi M = 216. On a 216 = 1 + 5 × 43, puis 43 = 3 + 8 × 5, et enfin 8 = 3 + 1 × 5 ; comme 1 est strictement inférieur à 5, le processus s’arrête.
De même que la suite (6, 1, 2) des restes représentait 216 en base 10, (1, 3, 3, 1) le représente en base 5, et donc 216 = 1 + 3 × 5 + 3 × 52 + 1 × 53.
Décomposons maintenant 216 pour p = 3 ; on obtient la suite (0, 0, 0, 2, 2) ; les trois premiers zéros prouve que 216 est divisible par 33.
Avec p = 2, on obtient la suite (0, 0, 0, 1, 1, 0, 1, 1) ; de même, 216 est divisible par 8 = 23, ce qui explique les trois premiers zéros du début.
L’entier p ≥ 2 étant fixé, tout nombre M positif peut se décomposer ainsi (et inversement, à toute suite finie d’entiers strictement inférieurs à >p correspond un tel nombre ; on peut s’en convaincre en considérant l’écriture des nombres en base 10).

 

Les entiers positifs étant notés, on procède par deux extensions successives. La première consiste à noter les décimaux, c’est-à-dire ceux, qui multipliés par une certaine puissance de 10, donnent un nombre entier ; la notation se fait par le placement d’une virgule après la partie entière. En ajoutant ensuite indéfiniment des chiffres après la virgule, on définit de nouveaux nombres, ce sont les réels, comme limites de décimaux.

 

Priorité à gauche !

Le mathématicien allemand Kurt Hensel s’est inspiré de cette idée pour définir de nouveaux nombres, mais avec une approche totalement différente. Son idée est de modifier totalement la notion de « proximité ». Il se fixe un nombre premier p ; tout entier positif peut donc se décomposer comme combinaison linéaire des puissances de p. Reprenons l’exemple p = 5 et l’entier M = 216 ; on écrit se nombre 1331 en base 5 ; Hensel préfère l’écrire 1,331. De même, 217 s’écrirait 2,331 en base 5. Attention, les unités sont « au début » !
Cette inversion de la notation par rapport à nos conventions actuelles relatives à la base 10 est motivée par le fait que Hensel tient à inverser l’importance des chiffres et conserver l’habitude d’avoir des valeurs décroissantes en importance en allant de gauche à droite.
Inversement, à toute suite finie correspond un nombre entier. Par exemple, l’écriture 3,14 en base 5 correspond à 3 + 1 × 5 + 4 × 25, soit 108 en base 10.


Hensel étudie alors les opérations classiques. Pour l’addition, aucune difficulté : on procède chiffre à chiffre, avec retenue éventuelle (voir FOCUS). Pour la soustraction, c’est plus compliqué puisque l’on n’a pas encore noté les nombres négatifs. Commençons donc par le plus simple d’entre eux, – 1.
Pour obtenir l’écriture de –1 en base 5, il faut considérer désormais… des suites infinies de chiffres (voir FOCUS) ! On obtient de cette manière tous les entiers, positifs comme négatifs, mais on « ajoute » de nouveaux objets inconnus jusqu’ici.

 

Le besoin de pouvoir diviser (voir FOCUS) nécessite une nouvelle extension : multiplier par pcorrespond à « décaler d’un cran vers la droite » tous les chiffres, donc diviser doit opérer l’opération inverse. Ceci amène à considérer des nombres ayant plusieurs chiffres avant la virgule, autant que l’on veut mais en nombre fini.
L’ensemble \( \mathbb{Q}_p\)  désormais obtenu est celui des nombres p-adiques. Il contient déjà les entiers positifs (qui correspondent exactement aux développements n’ayant qu’un chiffre avant la virgule et ne contenant, après la virgule, que des 0 à partir d’un certain rang), et les nombres négatifs (puisque – 1 y appartient et que  \( \mathbb{Q}_p\)   est stable par multiplication).

Par une méthode analogue à celle de l’encadré relatif à la soustraction, on obtient que les inverses des entiers y appartiennent.  \( \mathbb{Q}_p\)   contient donc toutes les fractions, c’est-à-dire tous les nombres rationnels. Comme dans le cadre des décimaux, les nombres rationnels sont les nombres (p-adiques) ayant un développement périodique à partir d’un certain rang. Quant aux autres, ils n’ont pas forcément d’homologues dans le cadre de nos traditionnels nombres réels ! Il existe donc bien d’autres « nouveaux » nombres, qui ne sont pas (pour la plupart) des réels.

 

Le corps de Hensel

L’ensemble construit par Hensel est stable par addition, multiplication soustraction et division. C’est ce que l’on appelle un corps. Par une démonstration analogue à celle de la diagonale de Cantor pour les nombres décimaux (voir les EnsemblesBibliothèque Tangente 61, 2017), on montre que  \( \mathbb{Q}_p\)  n’est pas dénombrable. Il contient des nombres nouveaux, qui ne sont ni réels ni complexes. À l’inverse, certains réels, comme le nombre e, base de l’exponentielle, n’est p-adique pour aucune valeur de p. L’algébriste allemand Helmut Hasse utilisa ces nouveaux nombres en 1920 dans une étude sur les formes quadratiques.

 

En appliquant au nombre a = 2 la formule standard 1 + a + a2 + a3 + … = 1 / (1 – a), valable pour – 1 < a < 1, Euler avait affirmé que 1 + 2 + 4 + 8 + … = 1 / (1 – 2) = – 1. Cette formule, qui n’a pas de sens dans le cadre usuel, s’avère exacte dans l’ensemble des nombres dyadiques (ou 2-adiques) : quel monde étrange !

 

Un problème délicat…

Le passage des développements finis à ceux infinis pose en réalité un problème délicat. Pour donner un véritable sens aux manipulations qu’il va immanquablement falloir effectuer, il faut définir une notion de convergence (en fait une topologie). Pour l’expliquer, l’analogie avec les nombres décimaux va nous éclairer. Prenons le nombre u = 1,357357357… Il est défini comme la limite de la suite des nombres obtenus en tronquant le développement :
u0 = 1, u0 = 1,3, u2 = 1,35, u3 = 1,357, u4 = 1,3573, et ainsi de suite.
Ici, on utilise une distance (voir FOCUS) pour laquelle la suite (pn)n≥1 tend vers 0. Ainsi, il est légitime d’écrire 
(1 + p + p2 + p3 + … + pn) × (1 – p) = 1 – pn+1, qui tend bien vers 1, et donc, en passant à la limite :
\( (1+p+p^2+p^3+\ldots +p^n+\ldots )=\frac{p}{1-p}.\)  

Par exemple, pour p = 3, on obtient :
(1 + 3 + 9 + 27 + … + 3n + …) = – 1/2.
On réalise par cette méthode ce que l’on appelle la complétion des nombres rationnels pour la norme p-adique. En 1916, le mathématicien ukrainien Alexander Markovitch Ostrowski démontre que toute valeur absolue sur les nombres rationnels est soit équivalente à la valeur absolue usuelle (qui à tout rationnel qassocie q si q > 0 et – q si q < 0), soit à une valuation p-adique. C’est un résultat fondamental de la théorie algébrique des nombres. À ce titre, les nombres p-adiques de \( \mathbb{Q}_p\)   ont autant de légitimité que les nombres réels de \( \mathbb{R}\) . Et vous, quels nombres préférez-vous ?

 

 

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