Autoréférence et point fixe


Hervé Lehning

L'autoréférence est paradoxale, liée à la notion mathématique de point fixe et à la méthode des approximations successives, ainsi qu'aux définitions récursives. Autant de relations qui font de cette notion fondamentale un sujet de choix pour les amateurs de mathématiques.

Une phrase autoréférente est une phrase qui se réfère à elle-même. Il est facile d’en donner des exemples, comme « Cette phrase contient cinq mots. », qui, de plus, énonce une propriété (P) vraie. La phrase serait tout aussi autoréférente si (P) était fausse. La propriété (P) peut également être paradoxale (« ni vraie ni fausse », en un sens), comme l’exemple classique : « Cette phrase est un mensonge. » Si cette phrase est bien un mensonge, elle dit la vérité, donc elle n’est pas un mensonge. Si elle dit la vérité, c’est un mensonge. C’est paradoxal. 

On peut rapprocher l’autoréférence aux définitions récursives en mathématiques, comme celle de la factorielle fact vérifiant la propriété autoréférente fact (n) = n × fact (n – 1). Cette égalité définit la factorielle, à condition de lui ajouter fact (0) = 1. La démonstration précise de ce résultat se fait par récurrence. Cet exemple montre qu’une définition autoréférente peut être valide.

 

Des approximations successives

La méthode des approximations successives consiste à résoudre une équation pouvant s’écrire sous la forme f (x) = x en utilisant une suite (un)n≥0
définie par son premier terme u0 et par la relation de récurrence un+1 = f (un). Prenons un exemple et considérons l’équation x2 – x – 2 = 0, que l’on peut mettre sous la forme x2 – 2 = x. On pose f (x) = x2 – 2. En partant de u0 = 0, on obtient u1 = –2, u2 = 2, u3 = 2… Le nombre 2 est donc un point fixe de f et donc une racine de l’équation considérée. En partant de u0 = 1, on obtient un autre point fixe, le nombre – 1. On obtient ainsi les deux racines de l’équation donnée.

Bien entendu, cette méthode ne fonctionne pas pour n’importe quel choix de la fonction f : quelques hypothèses sont nécessaires. L’étonnant est qu’elle fonctionne en dehors du cadre purement numérique, par exemple dans le cadre de la recherche d’une phrase autoréférente. Plus précisément, il s’agit de compléter la phrase suivante par un nombre, écrit en toutes lettres, qui la rende exacte :

« Cette phrase contient ___ consonnes. »

 

Une façon a priori stupide de résoudre le problème est d’écrire une phrase qui décrive la phrase ci-dessus. Comme elle contient dix-huit consonnes, cela conduit à :

« Cette phrase contient dix-huit consonnes. »

 

Cela est faux, bien entendu, puisque le nombre de consonnes a été modifié ! Corrigeons-la donc en recommençant ; on obtient successivement :

« Cette phrase contient vingt-deux consonnes. »

« Cette phrase contient vingt-quatre consonnes. »

« Cette phrase contient vingt-cinq consonnes. »

« Cette phrase contient vingt-cinq consonnes. »

 

Les deux dernières phrases sont identiques. Comme la seconde décrit la première, elles sont exactes ! On a donc résolu le problème posé avec une méthode a priori fausse. Cette méthode magique est celle des approximations successives, qui s’étend donc au-delà du domaine des équations numériques.

Poursuivons avec un jeu célèbre d’une facture comparable au précédent. Il fut inventé dans les années soixante-dix par Raphaël Robinson, un mathématicien américain. Le but est de remplir les blancs de la phrase suivante avec des nombres afin qu’elle devienne vraie :

« Dans cette phrase, il y a __ “0”, __ “1”, __ “2”, __ “3”, __ “4”, __ “5”, __ “6”, __ “7”, __ “8”, et __ “9”. »

En appliquant la méthode des approximations successives, il vient successivement :

« 1 “0”, 1 “1”, 1 “2”, 1 “3”, 1 “4”, 1 “5”, 1 “6”, 1 “7”, 1 “8”, 1 “9” » ;

« 1 “0”, 11 “1”, 1 “2”, 1 “3”, 1 “4”, 1 “5”, 1 “6”, 1 “7”, 1 “8”, 1 “9” » ;

« 1 “0”, 12 “1”, 1 “2”, 1 “3”, 1 “4”, 1 “5”, 1 “6”, 1 “7”, 1 “8”, 1 “9” » ;

« 1 “0”, 11 “1”, 2 “2”, 1 “3”, 1 “4”, 1 “5”, 1 “6”, 1 “7”, 1 “8”, 1 “9” » ;

« 1 “0”, 11 “1”, 2 “2”, 1 “3”, 1 “4”, 1 “5”, 1 “6”, 1 “7”, 1 “8”, 1 “9”. »

Les deux dernières lignes étant égales, la solution au jeu de Robinson est toute trouvée : « Dans cette phrase, il y a 1 “0”, 11 “1”, 2 “2”, 1 “3”, 1 “4”, 1 “5”, 1 “6”, 1 “7”, 1 “8” et 1 “9”. »

Existe-t-il d’autres solutions ? Déjà, toute solution peut être trouvée par la méthode des approximations successives. Il est alors nécessaire de modifier la phrase initiale. Pour en être persuadé, imaginez seulement que vous partiez d’une solution : vous l’obtiendriez forcément. Cette remarque peut sembler peu constructive puisqu’elle suppose une solution trouvée. On trouve pourtant bien ainsi une autre solution :

« Dans cette phrase, il y a 1 “0”, 7 “1”, 3 “2”, 2 “3”, 1 “4”, 1 “5”, 1 “6”, 2 “7”, 1 “8” et 1 “9”. »

 

Jouer sur la règle du jeu

Ce type de problème invite à jouer avec la règle du jeu pour changer de cadre. Prenons un exemple concret : « Remplacer le point d’interrogation dans le texte suivant pour qu’il soit exact : “Pour écrire cette phrase, il faut ? caractères.” »

La méthode des approximations successives fournit plusieurs solutions. En partant de « Pour écrire cette phrase, il faut __ caractères. » et en écrivant le nombre de caractères en chiffres décimaux, on obtient :

« Pour écrire cette phrase, il faut 39 caractères. »

« Pour écrire cette phrase, il faut 41 caractères. »

« Pour écrire cette phrase, il faut 41 caractères. »

Le résultat est donc correct. On trouve d’autres solutions en utilisant le système binaire :

« Pour écrire cette phrase, il faut 100 111 caractères. »

« Pour écrire cette phrase, il faut 101 110 caractères. »

« Pour écrire cette phrase, il faut 101 110 caractères. »

Le résultat est donc correct… en numération binaire. On peut également poser la question en écrivant les nombres en lettres :

« Pour écrire cette phrase, il faut trente-neuf caractères. »

« Pour écrire cette phrase, il faut cinquante caractères. »

« Pour écrire cette phrase, il faut quarante-huit caractères. »

« Pour écrire cette phrase, il faut cinquante-deux caractères. »

« Pour écrire cette phrase, il faut cinquante-trois caractères. »

« Pour écrire cette phrase, il faut cinquante-quatre caractères. »

« Pour écrire cette phrase, il faut cinquante-cinq caractères. »

« Pour écrire cette phrase, il faut cinquante-trois caractères. »

La méthode ne donne pas de résultat, du moins avec l’initialisation utilisée.

L’utilisation de la méthode des approximations successives pour résoudre des jeux autoréférents est-elle fortuite ? En particulier, quels en sont les usages habituels ? Son utilité principale est la résolution d’équations écrites sous la forme f (x) = x, autrement dit la recherche de points fixes d’une fonction f . C’est précisément le cas ici : x est une assertion et f une transformation d’assertion. Les suites de propositions rencontrées sont donc des cas particuliers de systèmes dynamiques, un sujet très étudié de nos jours (voir le dossier « Les mathématiques du mouvement » dans Tangente 161, 2014).

 

 

 

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références

o Ma Thémagie. Douglas Hofstadter, InterEditions, 1988.
o Quelle est la meilleure preuve ? Hervé Lehning, Quadrature 11, 1992.