
Esquisse d’une définition
On parle alors de dualité pour désigner ce qui a deux apparences a priori contradictoires. Ainsi les pères de l’Église parlaient de la dualité de la nature du Christ, à la fois Dieu et homme. Cette terminologie est reprise par les physiciens lorsqu’ils parlent de la dualité onde–corpuscule, depuis que Louis de Broglie a « mis en lumière » une nature ondulatoire des particules (voir les Équations de la physique moderne, hors-série 71, 2019).
En mathématiques, il n’existe pas de définition générique englobant toutes les utilisations de ce terme dans différentes branches. Le mot n’apparaît qu’en 1826 sous la plume de Gergonne dans sa célèbre revue.
De nos jours, la géométrie projective s’étudie dans le cadre des espaces vectoriels. La dualité a naturellement pris toute sa place dans cette dernière théorie, mais, de manière plus générale, on y fait référence chaque fois qu’une interversion de termes amène à de nouveaux énoncés.
Gergonne : de l’uniforme aux mathématiques
Natif de Nancy en 1771, Joseph Diez Gergonne commence une carrière militaire dans l’armée révolutionnaire et participe à la bataille de Valmy en 1792. Envoyé à Nîmes avec son régiment, il y obtient un poste en mathématiques transcendantales et quitte l’uniforme pour se consacrer aux mathématiques.
Très influencé par Gaspard Monge, qui dirigeait alors l’École polytechnique, il se consacre à la géométrie projective et s’émerveille des théorèmes duaux qu’elle procure. Afin de publier ses recherches, il fonde en 1810 les Annales de mathématiques pures et appliquées. Une rubrique est consacrée à la philosophie des mathématiques ; le thème de l’enseignement est très présent.
Il devient en 1830 recteur de l’université de Montpellier et cesse alors très rapidement la parution des Annales. Il se retire en 1844 et s’éteint à l’âge de 88 ans.
La querelle Poncelet–Gergonne
René Descartes, puis Pierre de Fermat, ont jeté au XVIIe siècle les bases de la géométrie analytique. On y repère les points par leurs coordonnées, les droites et les plans par des équations. Cette nouvelle science s’oppose à la géométrie synthétique que chérissaient les Anciens.
Dans un mémoire écrit en 1810 et jamais publié, Gergonne élabore une définition précise de ce qu’il entend par « analyse et synthèse ». « On a appelé (depuis la plus Haute Antiquité) “synthèse” ou “procédé synthétique” le procédé par lequel on s’élève par degrés, des vérités les plus élémentaires à celles qui le sont moins ; et on a appelé “analyse” ou “méthode analytique” la méthode qui consiste au contraire à redescendre des vérités les plus élevées aux plus élémentaires, dans la vue de faire voir que les premières se réduisent au fond à celles-ci. »
Gergonne se déclarait partisan de la géométrie analytique et il en fit une défense acharnée. Victor Poncelet, au contraire, défendait la géométrie synthétique en insistant sur le rôle de la figure, qui pourrait être obscurci par les calculs algébriques. Les propos entre les deux hommes devinrent plus acerbes lorsque leur ego s’en mêla, chacun se prétendant l’initiateur de la notion de dualité.
Si l’on ne peut prendre parti, on peut affirmer que l’on doit à Poncelet les bases de la géométrie projective, et cela, sans minimiser le travail de Gergonne. Cependant, c’est ce dernier qui a exprimé, le premier, le principe de dualité, terme qu’il a lui-même introduit.