« La racine carrée c'est ma préférée » affirmait Boris Vian, dans Racine carrée, en 1957. De l'Antiquité au calcul intensif moderne, nombreuses furent les méthodes introduites et imaginées pour réaliser le calcul effectif de la racine carrée.

La petite tablette d'argile YBC7289 (pour Yale Babylonian Collection) tient dans la main. Elle est datée entre 1900 et 1600 avant notre ère. À sa surface figure un carré avec ses deux diagonales et quelques signes cunéiformes, dont la transcription signifie que si le côté du carré vaut 30 unités alors la diagonale vaut 42,4263889 unités. Ce qui donne une approximation de  \( \sqrt{2}\)   de 1.41421296 (en bleu, les décimales erronées). Ainsi, il semble que les Babyloniens ont su très tôt calculer certaines racines carrées.

 

Premières constructions géométriques

 

Comment les Babyloniens procédaient-ils ? Sans doute effectuaient-ils deux passes de la méthode de Héron (qui sera détaillée plus loin). Malheureusement, les exemples de calculs grecs de racines carrées sont rares dans la littérature antique qui nous est parvenue. L'un des seuls exemples connus nous est rapporté par Théon d'Alexandrie (alias Théon le Mathématicien, le père d'Hypatie), qui vivait au IVe siècle de notre ère. Cet exemple se trouve dans ses commentaires écrits vers 372 sur l'Almageste (la « syntaxe mathématique ») de Ptolémée. Ce dernier donne pour approximation de  \( \sqrt{4500^{\textrm{o}}\) la valeur 67°4'55'', sans aucune explication. Théon détaille une construction géométrique du calcul (voir en encadré). 

Théon résume ensuite son calcul en décrivant un algorithme général. Celui-ci est basé sur la Proposition 4 du Livre II des Éléments d'Euclide, qui s'écrit en langage moderne : (x+y)2=x2+2xy+y2, une identité remarquable bien connue des lycéens !

Si x est « suffisamment proche » de y, alors y2 peut être négligé et 

  \( y\simeq \frac{(x+y)^2-x^2}{2x}.\)

En choisissant y astucieusement, on peut itérer le procédé jusqu'à trouver une approximation convenable.

 

De la formule à la méthode de Héron

 

Bien plus tôt, au Ier siècle de notre ère, dans son traité Les Métriques, Héron d'Alexandrie (alias Héron le Mécanicien), dans le Livre 3, commence par donner une formule pour calculer l'aire  \( A\) d'un triangle scalène (du grec « boiteux », pour désigner un triangle quelconque). La formule de Héron s'écrit :

\( A=\sqrt{s(s-a)(s-b)(s-c)}\)

s est le demi périmètre du triangle (s = (a + b + c) / 2) et a, b, c les longueurs des trois côtés. Il applique cette formule au triangle de côtés 7, 8 et 9, donc s = 12 et \( A=\sqrt{720}\) . À ce moment, il montre comment trouver cette racine.

Comme 729 = 272 est le premier carré parfait après 720, divisons 720 par 27, ce qui fournit 26 + 2/3. Ajoutons au résultat précédent 27, ce qui donne 53 + 2/3. Divisons le tout par 2, pour obtenir 26 + 1/2 + 1/3. Ce nombre est déjà « proche » de  \( \sqrt{720}\) puisque (26+1/2+1/3)2=720 Si cette approximation n'est pas satisfaisante, réappliquons le même procédé en prenant 720 + 1/36 en lieu et place de 729, et  26 + 1/2 + 1/3 à la place de 27. L'approximation n'en sera que meilleure, et ainsi de suite. On peut retranscrire cet algorithme en langage moderne par l'utilisation de la suite récurrente définie par

\( u_{n+1}=\frac{1}{2}\big( u_n+\frac{A}{u_n}\big)\)

qui converge vers  \( \sqrt{A}\)   (c'est la fameuse méthode de Héron).

 

Cependant, remontons encore dans le temps… Dans son traité Sur la mesure du cercle, Archimède, IIIe siècle avant notre ère, fournit l'approximation de  suivante :

\( \frac{265}{153}<\sqrt{3}<\frac{1351}{780}.\)

Encore une fois, malheureusement, aucune justification n'est fournie. Les historiens s'interrogent sur cette approximation : on ne sait toujours pas bien comment les Grecs s'y prenaient réellement pour extraire les racines carrées…

Par contre, on sait très bien comment l'opération s'effectuait avant l'avènement des calculettes (voir l'encadré sur le calcul à la main). Mais savez-vous comment opère votre calculette ? Elle n'automatise pas la méthode manuelle, et contrairement à une idée bien ancrée, elle n'utilise pas des développements en séries entières. Elle utilise des suites, issues de raffinements de la méthode de Newton. La méthode de Héron est d'ailleurs un cas particulier de la méthode de Newton : dans le cas de la recherche de la racine carrée de a > 0, la fonction est x2 – a, ce qui nous permet d'obtenir la suite de Héron.

 

Les ordinateurs à la ramasse

Exploitons cette méthode, par exemple avec a = 163 et u0 = 12. Comme il faut avoir une idée du résultat final, on peut partir de 12, car 163 est compris entre 144 et 169. De nombreuses techniques permettent d'évaluer a priori un résultat approché, ce qui va aider la convergence de la suite. Voici le résultat des itérations successives.

12,7671453348037

 

12

12

12,791666666

307 / 24

12,7671688382193

188 137 / 14 736

12,7671453348253

70 790 931 217 / 5 544 773 664

 

Le nombre de décimales exactes double (au minimum) à chaque boucle. Pour chaque itération, on effectue une addition et une division, et une division par 2, soit seulement trois opérations. Cette méthode est donc bien plus avantageuse que l'utilisation de séries ! En fait, l'inconvénient majeur de la méthode de Newton est la présence de la division, qui est une opération pénible et lente, même pour un circuit électronique. Il est possible de remplacer cette division par une suite (voir en encadré), en utilisant la méthode de Newton avec cette fois la fonction \( f(x)=1/x-a\) , ce qui produit la suite \( u_{n+1}=u_n(2-bu_n).\)

Ainsi, une méthode, peut-être connue des Babyloniens et des Grecs, permet à vos calculettes d'extraire des racines carrées. Pour obtenir beaucoup plus de décimales, Newton vient à notre secours. Pour battre des records, les mathématiciens travaillent sur des algorithmes toujours plus performants et économes en ressources machine. Sinon, même les plus puissants ordinateurs seraient à la ramasse !

 

Lire la suite


références

Racines carrées : oubliez vos calculettes ! Jean-Jacques Dupas, Tangente 120, 2008.
Le calcul des racines carrées. Bibliothèque Tangente 41, Suites et séries, 2011.
The Algorithm of Extraction in Greek and Sino-Indian Mathematical Traditions. Duan Yao-Yong et Kostas Nikolantonakis, Ancient Indian Leaps Into Mathematics, Springer, 2010.
An History of Greek Mathematics. Sir Thomas Heath, Dover, 1981.