Au sein de mathématiques d'abord purement rhétoriques, c'est petit à petit que symboles et formules ont émergé. Depuis, les relations qu'entretiennent formalisme et langue commune ne cessent de fasciner.

Qui peut ignorer que se glissent en cours de maths, de façon plus ou moins flagrante, expressions ou formulations dites « abus de langage » ? Tolérés nous dit-on, voire revendiqués comme tels, pour toutes sortes d’excellentes raisons. Mais qui s’est alors avisé que l’existence de ces abus sous-entendait celle d’un « langage », qui, si non abusé, pourrait être cette merveille rêvée d’une langue « mathématiquement pure » ?

C’est bien lentement que symboles et formules émergèrent au sein d’écritures d’abord purement rhétoriques. Mais si on ne sait pas qui, en premier, les voyant envahir et coloniser la matière pensa qu’à eux seuls ils pourraient suffire à produire et inventer objets et théorèmes, on sait aujourd’hui qu’au rêve « formaliste » d’une mathématique qui ne serait qu’écriture, débarrassée de toute langue impure parce que relâchée ou ambiguë, il fut mis un terme au siècle dernier. Il suffit de s’en remettre à Bourbaki qui dans ses Éléments de mathématique affirme que, en pareille occurrence, « une estimation grossière » montre que par exemple le terme désigné par « 1 » nécessiterait « un assemblage de plusieurs dizaines de milliers de signes (chacun […] étant l’un des signes, τ, ⎕, ∨, ¬, =, ) ». Imaginez alors ce qu’il en serait pour « 1 + 1 = 2 ».

Posons donc que les mathématiques ne peuvent se passer de mots, et acceptons leur condition hautement inégalitaire, sachant que seront contraints de coexister ceux qu’une haute activité de l’esprit aura générés, avec ceux, communs, de tous les jours : l’aristocrate « polyèdre » et le plébéien « pavé », la placide perfection du « tore » avec l’agitation désordonnée d’une « boule », la trivialité d’une « égalité » avec l’élégance d’une « congruence », l’équivoque « relation » avec la raide exigence d’une « bijection »…

« Mots » et « maths », celles-ci s’appropriant ceux-là, ou s’en inspirant, mais finissant par en faire des termes, lisses, univoques, comment cela peut-il advenir ? L’évocation des possibles est vertigineuse. En voici deux, déclinés par des articles, qui tels des enluminures, annoncent la couleur, ou la teneur.

 

Le choix des mots

Des mots et des maths. Gérald Tenenbaum, Odile Jacob, 208 pages, 2019, 21,90 euros

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Si pour « *Infini ou penser sans limites » la chose peut paraître aisée, parce que les rencontres y sont prévisibles – Zénon d’Élée, Pascal, ou Cantor –, il n’en est pas de même pour sa sorte de « contraire » qu’est une « *Frontière ». Espace exigu, « longueur sans largeur » dirait Euclide, millénairement lourd de tragédies, dont Ramuz ou Alphonse de Lamartine déplorent l’existence car « il n’est pas de frontière paisible ». Mais, le croirait-on, c’est la topologie qui se fera consolatrice, préférant une frontière révélatrice de proximité plutôt que de séparation, et de « voisinage » plutôt que d’« affrontement ». Pourquoi alors ne pas « rêver à une Europe, voire à un monde, où tous les citoyens seraient ressortissants du bord, chacun étant suffisamment proche de l’autre pour appartenir à une frontière au sens mathématique et métaphorique du terme, c’est-à-dire être indissociable de l’étranger sans nécessairement lui être intégré » ?

 

Charles Ferdinand Ramuz (1878–1947).

 

Alphonse de Lamartine (1790–1869).

 

Quant à notre familière « *Inconnue », serait-elle transgenre, et pourquoi ? Alors que selon Baudelaire l’inconnu est ce qui suscite horreur ou épouvante, comment cet « inconnu » nous mène-t-il à l’« inconnue », célébrée par Verlaine, mais qui depuis Pierre de Fermat et René Descartes a pris explicitement possession des équations, « immergée dans un langage symbolique », essentielle à toute résolution de problème, comme nous en persuadent des exemples ?

 

Paul Verlaine (1844–1896).

 

Charles Baudelaire (1821–1867) par Étienne Carjat.

 

 

Des nombres qui n’ont pas tout dit

Vingt-neuf mots sont ainsi proposés. Et comme il est toujours émouvant d’être contemporain de la naissance ou de l’adoption d’un mot de maths, en voici un trentième au destin particulièrement captivant, en ce qu’il est aujourd’hui – courtoisement – disputé entre les deux rives de l’Atlantique. Il se trouve qu’en théorie probabiliste des nombres décrire la propriété qu’ont ou non les nombres d’être composés « sans grand facteur premier » – tel par exemple 1 200 = 2 4 3 5 2 – les a d’abord fait qualifier de nombres « ronds », puis plus tard de « smooth », c’est-à-dire « lisses », adjectifs aussi peu satisfaisants l’un que l’autre. Interrogé sur la possible qualification d’un nombre « qui peut facilement se réduire en menus fragments », un ancien polytechnicien proposa spontanément : « friable » ! Merveilleusement adéquat, de même écriture et sens en anglais, adopté par les chercheurs français, il n’est pas dit qu’il remplacera « smooth » aisément, l’hégémonie de l’anglais étant ce qu’elle est ; le combat pour l’instant n’est « ni gagné, ni perdu ».

C’est ainsi que l’aventure du possible avènement de « friable » donne une idée des mixtures délectables d’évènements, de sentiments et de savoirs qui peuvent s’élaborer entre mots et maths.

 

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Aux grands mots les grands remèdes

On trouvera une autre approche de cette relation particulière entre les mots et les maths dans le Dictionnaire de mathématiques élémentaires (Stella Baruk, Le Seuil, 2019, voir Tangente 191). Avec ses 505 entrées sur plus de 1 300 pages, c’est une véritable encyclopédie des termes mathématiques (jusqu’au lycée) et de leurs usages, y compris dans le langage courant. On peut se référer aussi à Doubles jeux (Le Seuil, 2000), fantaisie sur des mots mathématiques par quarante écrivains, avec une présentation de Stella Baruk (voir Mathématiques et LittératureBibliothèque Tangente 28, 2007).

Martine Brilleaud

 

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références

o Dossier « Les mots et les maths ». Tangente 135, 2010.
o Dossier « Mathématiques et langages ». Tangente 174, 2017.
o Tangente 177, 2017.
o Éléments de mathématique. Nicolas Bourbaki, publiés chez Hermann de 1939 à 1979, puis chez Masson depuis 1980.
o Les mots et les maths. Bertrand Hauchecorne, Ellipses, 2003.