Maths et emploi en France :


une dynamique récente... qui s'amplifie !

Stéphane Cordier

L'apport des mathématiques aux progrès industriels et technologiques connaît actuellement un formidable essor, en partie grâce à la découverte de nouvelles approches mathématiques, méthodes numériques et algorithmes. La puissance de calcul et l'explosion des volumes de données ne font pas tout !

Les synergies entre les entreprises et la recherche mathématique, initiées au sortir de la Seconde Guerre mondiale, se sont régulièrement renforcées, notamment depuis une dizaine d’années. Il reste cependant encore des marges de progrès pour que l’économie française et surtout les petites entreprises tirent pleinement profit des atouts que peuvent offrir les mathématiques dans un monde où le digital est de plus en plus prégnant.

 

Une histoire ancienne

Les grandes entreprises françaises ont une tradition ancienne d’interactions fructueuses avec la recherche en mathématiques. Certaines ont même leur propre département de mathématiques appliquées, d’autres entretiennent des collaborations soutenues avec une école ou une université. C’est le cas pour Airbus, Air Liquide, ATOS, Dassault, EDF, Michelin, Pechiney, Orange, Peugeot, Renault, Safran, Saint-Gobain, Thales, Total, Schlumberger… Cette tradition s’explique sans doute en partie par le fait qu’une grande majorité des cadres dirigeants de ces groupes ont bénéficié d’une formation scientifique, passant par les classes préparatoires et les grandes écoles d’ingénieurs.

Depuis une vingtaine d’année, dans le sillage de la création de Google (1998), l’expansion de la sphère digitale impacte l’économie et la société. Les sciences du numérique et les mathématiques y jouent un rôle central. On dit parfois que « les mathématiques sont l’oxygène du monde numérique ». Elles y sont vitales, mais invisibles.

En 2009, à l’occasion des travaux de prospective « Forward Look in Mathematics and Industry » (FLMI), la communauté européenne des mathématiciens appliqués a pris conscience de l’importance des relations avec les entreprises. Le comité de pilotage de ces travaux réunissait des mathématiciens « visionnaires » sous la direction de Mario Primicerio et comptait deux Français, Yvon Maday et Maria Esteban, tous deux lauréats du prestigieux prix Jacques-Louis-Lions de l’Académie des sciences. Il a publié des recommandations visant successivement à organiser la communauté des mathématiques industrielles, à la développer, à lui donner des moyens et de la visibilité.

Cette mobilisation est donc le fait d’un groupe de chercheurs et non d’une « commande » de l’industrie ou du monde politique. En France, elle a conduit à la création de l’Agence maths-entreprises (AMIES) en 2011.

 

Trois premiers enseignements

Quelques indicateurs montrent l’évolution des relations entre recherche mathématique et entreprises. En 2011, on dénombrait une centaine d’entreprises collaborant avec le monde académique. Fin 2014, il y en avait deux cents. On en compte désormais près de six cents. À la lumière de ces expériences et des succès, il apparaît que les petites entreprises gagneraient à développer des relations avec la recherche en mathématiques. Le développement de la modélisation dans le secteur des PME permettrait sans doute des gains de productivité intéressants.

Par ailleurs, la proportion des chercheurs ayant des contacts ou des contrats avec une entreprise est passée de 5 % en 2011 à 10 % en 2014, puis 15 % en 2017. Ce chiffre s’approche probablement de sa limite : les ressources humaines mobilisables dans les laboratoires de recherche sont trop peu nombreuses pour envisager d’aller au-delà. Pour répondre à la demande croissante, il est indispensable d’imaginer de nouvelles structures (comme l’institut Carnot Smiles à Paris), de se donner des moyens (humains notamment), de multiplier les expériences réussies et de les généraliser. C’est l’une des ambitions du réseau MSO lancé en 2017.

Trois conclusions fortes sont d’ores et déjà à tirer. D’abord, les entreprises n’établissent pas de frontière entre mathématiques et informatique. Ensuite, toutes les branches des mathématiques sont utiles pour les entreprises, même si certaines le sont beaucoup plus que d’autres. Enfin, le succès d’une collaboration entre une PME et une équipe de recherche nécessite réactivité et proximité ; le fait de pouvoir se rencontrer facilement est une condition sinon nécessaire du moins souvent facilitatrice.

 

Un impact socio-économique

En France, les personnes capables de répondre aux demandes mathématiques des entreprises ne sont pas uniquement issues de la recherche. Les écoles d’ingénieurs et les universités peuvent proposer des formations correspondant aux thèmes les plus demandés. Au niveau européen, les initiatives sont également nombreuses pour doter l’UE de moyens afin que la qualité de la recherche en mathématiques bénéficie à l’économie et aux citoyens européens. Les questions numériques nécessitent en effet d’être traitées au-delà du niveau national. C’est le cas pour l’intelligence artificielle (IA) ou l’industrie 4.0 en passant par les objets connectés et la valeur des données collectées. Parallèlement aux questions scientifiques qui se posent, il est par ailleurs essentiel de réfléchir aux aspects éthiques et aux conséquences pour les citoyens.

Une étude d’impact socio-économique des mathématiques (EISEM), réalisée en 2015, analyse les secteurs les plus concernés par les mathématiques. Le rapport se base sur une étude prospective, conduite par le ministère de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique, qui avait identifié quatre-vingt-cinq technologies clés. L’étude révèle que les mathématiques avancées sont primordiales pour le développement de trente-sept d’entre elles. En outre, les secteurs les plus touchés par les maths tirent la croissance vers le haut (+2,6 % par an en moyenne sur la période 2009 à 2012, contre + 2,3 % sur l’ensemble des secteurs). Enfin, l’implication des mathématiciens dans les travaux de recherche présente souvent une très forte valeur ajoutée ; dans certains cas, elle est indispensable à la levée des verrous technologiques.

Ainsi, il ressort de l’EISEM publiée en 2015 sur des données économiques de 2012 que 15 % du PIB et 9 % des emplois concernent des domaines touchés ou influés par les maths. On peut en déduire que le PIB était de 118 k€ par emploi pour ces secteurs alors qu’il était en moyenne, sur l’ensemble des secteurs, de 72 k€ par emploi.

Depuis 2015, beaucoup de nouveaux domaines mathématiques ont connu une croissance explosive. Dans le rapport EISEM, il est ainsi très peu question d’IA alors que son importance est aujourd’hui indéniable (cf. le rapport Villani de 2018). De même, le terme de « data scientist », apparu en 2012, est mentionné comme « émergent » ; désormais, le recrutement de profils mathématiques pour rejoindre des équipes de data scientists est une tendance très forte sur le marché du travail. Les jeunes mathématiciens sont d’ailleurs de plus en plus courtisés par les entreprises (la proportion de docteurs qui travaillent dans le secteur privé après leur thèse a doublé entre 2015 et 2017 d’après une étude réalisée par Adoc TM pour AMIES). On parle souvent de « chômage négatif » dans le secteur du numérique !

 

La révolution numérique actuelle

Aux avancées matérielles impressionnantes (puissance de calcul, volume des données… qui tous suivent une croissance exponentielle) s’ajoute l’amélioration des méthodes numériques, des algorithmes. Cette amélioration est beaucoup plus difficile à chiffrer qu’une simple mesure en pétaflops ou en exabytes, d’autant que les avancées « conceptuelles » dépendent souvent du problème à traiter. Elle contribue néanmoins au moins autant que les progrès « matériels ». Il y a très certainement encore de nombreuses belles idées à avancer pour faire progresser l’efficacité des algorithmes (réaliser moins d’opérations) ou la parcimonie (utiliser moins de données) : la force brute n’est pas toujours la solution optimale !

La France et l’Europe ont, sans aucun doute, de sérieux atouts pour profiter des avancées mathématiques, à la fois pour les entreprises et l’économie mais également pour les citoyens. Si les géants américains ont choisi d’installer une partie de leur recherche à Paris (Facebook en 2015, Google en 2018, Uber en 2019), ce n’est pas le fruit du hasard ! Paris est la ville au monde qui compte le plus de mathématiciens, et toutes les spécialités de la discipline y sont représentées.

Tous ces enjeux démontrent la nécessité de faire des efforts pour former mieux et plus aux mathématiques et, plus généralement, aux sciences du numérique. Il faut plus d’étudiantes et d’étudiants dans les parcours qui apportent des compétences en modélisation pour réaliser des simulations numériques performantes ou gérer des données massives. On peut réfléchir à faire évoluer les pratiques pédagogiques dans les enseignements post-bac pour intégrer réellement la dimension de modélisation comme levier didactique. Il serait bon, aussi, de développer plus de formations continues pour encourager les reconversions professionnelles. Par ailleurs, des formations pour les enseignants les aideraient à intégrer dans leurs cours des exemples concrets de modélisation. Cette mobilisation générale est indispensable pour tirer profit des mathématiques, et cela, pour toute la société.

 

Stéphane Cordier est professeur à l’université d’Orléans.
Il est président du comité de mathématiques appliquées de l’European mathematical society (EMS) et ancien directeur, de 2014 à 2017, de l’Agence maths-entreprises (AMIES).

 

Lire la suite gratuitement


références

- Étude d'impact socio-économique des mathématiques. AMIES, 2015,
rapport disponible en ligne à l'adresse https://www.agence-maths-entreprises.fr/a/eisem

- Donner un sens à l'intelligence artificielle. Mission parlementaire conduite par Cédric Villani, 2018, disponible en ligne.