
Le modèle cosmologique standard repose sur une équation publiée par Einstein en 1915, équation que le génial physicien généralisera deux ans plus tard (voir FOCUS) pour des raisons équivoques. Elle décrit de quelle manière la matière et l’énergie présentes dans l’univers modifient, tout en la structurant, la géométrie de l’espace-temps, introduisant un paradigme nouveau : la gravité n’est plus une force s’exerçant mutuellement entre deux ou plusieurs corps, elle devient une propriété géométrique de l’espace, que la présence de matière et d’énergie déforme. Ainsi, les courbures de l’espace au voisinage de la matière sont vues comme la résultante du champ gravitationnel induit par cette présence. L’équation du champ gravitationnel d’Einstein est une équation aux dérivées partielles introduisant des objets mathématiques fort curieux et intéressants : les tenseurs.
Un peu d’algèbre (linéaire)
Un tenseur est un objet abstrait que l’on retrouve en algèbre linéaire et en géométrie différentielle. On part d’un espace vectoriel V sur un corps commutatif K. On entend par corps un ensemble de nombres munis de deux opérations fondamentales (addition et multiplication), et jouissant de propriétés « agréables » (existence d’un élément neutre noté 0 pour l’addition, d’un élément neutre noté 1 pour la multiplication, associativité de ces opérations…). Les vecteurs (les éléments de l’ensemble « espace vectoriel ») et les scalaires (les éléments du corps) interagissent par le biais de la multiplication par un scalaire, qui permet la construction d’autres vecteurs.
Les vecteurs interagissent également par l’intermédiaire de l’addition vectorielle, qui produit à son tour de nouveaux vecteurs. L’utilisation simultanée de ces deux opérations (par combinaisons linéaires) amène la construction d’un nombre plus ou moins important de vecteurs à partir d’autres. Un ensemble E de vecteurs permettant la reconstruction de tous les vecteurs de V (E est dit générateur) et tel qu’aucun élément de E ne peut être obtenu à partir des autres par combinaison linéaire (on parle alors d’indépendance des éléments de E) est appelé base de l’espace vectoriel. Le nombre d’éléments de toute base est identique et définit la dimension de l’espace.
La dimension peut éventuellement être infinie ! En dimension finie n, en considérant la base E de V constituée des vecteurs e1, e2… en, on peut exprimer chaque vecteur v de V sous la forme de la combinaison linéaire suivante :
v = x1 e1 + x2 e2 + … + xn en,
avec des scalaires x1, x2… xn convenablement choisis.
L’espace vectoriel V peut être complété par son espace dual. Pour cela, on introduit la notion de forme linéaire f sur l’espace V, qui va associer à tout vecteur v de V un élément du corps K, donc un nombre. La linéarité implique que, pour tous vecteurs v et w appartenant à V et tout nombre k de K, on a :
L’ensemble de toutes les formes linéaires que l’on peut construire est l’espace vectoriel dual de V et est noté V* (prononcer « V étoile »). Parmi toutes les formes linéaires, certaines sont particulières. Notons ei*, la forme linéaire qui, au vecteur v, associe sa ième coordonnée dans la base E, à savoir xi. En dimension finie, il est aisé de se rendre compte que l’ensemble E* = {e1*, e2*… en*} constitue une base de l’espace dual, permettant la reconstruction de toutes les formes linéaires existantes et établissant que la dimension de l’espace dual V* est égale à la dimension de l’espace de départ V. En outre, la base de l’espace dual est intimement liée à la base E de l’espace de départ. Une autre base E’ de V livrera forcément une autre base E’* de l’espace dual V*. On nomme covecteurs les éléments de l’espace dual V*. Un covecteur est donc une forme linéaire sur un espace vectoriel !
La tension monte…
Un tenseur T est une application multilinéaire qui, à un ensemble de g vecteurs et de h covecteurs, associe un nombre (un scalaire, donc un élément du corps K). Le tenseur n’est pas une « généralisation en dimension quelconque de la notion de matrice ». Comme vecteurs et covecteurs sont exprimés dans des bases arbitraires, chaque changement de base de V (qui induit un changement de base correspondant de V*) va forcément modifier les coordonnées du tenseur ! Les coordonnées d’un tenseur sont donc sensibles aux changements de base. La nature des modifications du tenseur sera différente en fonction des éléments « vecteurs » et « covecteurs » apparaissant dans l’application multilinéaire de départ. Les variations concernant les vecteurs seront dites contravariantes et celles concernant les covecteurs, covariantes.
Des notations particulières permettent de faire la différence. Ainsi, pour un tenseur T, les indices contravariants (relatifs aux vecteurs, donc) seront hauts et les indices covariants (relatifs aux formes linéaires) seront bas. Le tenseur Tijklm sera ainsi une application multilinéaire associant un nombre à deux vecteurs et trois formes linéaires sur le même espace vectoriel. La valence du tenseur reprend sous la forme d’une paire d’entiers la somme de ses indices contravariants et covariants et son ordre est égal à la somme totale de ces indices. Notre tenseur Tijklm aura une valence (2, 3) et un ordre égal à 5.
Un changement de base de l’espace vectoriel V peut être défini à partir d’une matrice M exprimant l’ancienne base dans la nouvelle (voir FOCUS). Quel sera l’effet de ce changement de base sur un tenseur de valence (g, h) ? Les vecteurs subiront la même transformation que la base à partir de laquelle le changement est opéré (à savoir, multiplication à droite par M). Qu’en sera-t-il des formes linéaires ? En fait, chaque composante du tenseur relative à une forme linéaire sur V doit être multipliée à gauche par la matrice inverse de M.
Le choix d’une bonne métrique
L’équation d’Einstein met en équilibre la structure géométrique et la répartition de matière et d’énergie au sein de l’espace-temps. Les parties constitutives de cette équation d’équilibre sont des tenseurs dont on peut prendre les formes contra- ou covariantes. Les solutions de cette équation sont fonctions de la métrique choisie.
L’obtention de solutions explicites à l’équation d’Einstein est un exercice délicat. Plusieurs métriques ont livré des solutions intéressantes, comme celle proposée par Hermann Minkowski ou celle de Karl Siegmund Schwarzschild en 1916, qui décrit l’espace-temps autour d’une distribution sphérique de masse-énergie statique et qui permet de décrire le système solaire dans son ensemble, ou un trou noir. La solution avancée par Schwarzschild explique notamment un phénomène incompatible avec la théorie newtonienne, à savoir l’avance du périhélie de la trajectoire de certaines planètes qui ne décrivent pas d’invariables ellipses autour de l’astre solaire ! Pour rappel, le périhélie désigne le point le plus proche du soleil au cours de la trajectoire d’une planète. Les observations établissent par exemple que le périhélie de Mercure se déplace au cours des siècles, son orbite tournant lentement dans son plan.
Les solutions compatibles avec les équations d’Einstein permettent aussi un univers en mouvement. Pour des raisons esthétiques, ce résultat dérangeait le grand physicien. Il introduisit donc en 1917 un terme sous la forme d’une constante cosmologique, qui permettait l’obtention d’un univers dans lequel le mouvement des galaxies était impossible. L’avenir lui prouva qu’il avait tort ! Quand Edwin Powell Hubble observa, une dizaine d’années plus tard, le mouvement des galaxies, Einstein regretta amèrement sa prise de position. Son désir d’esthétique immobiliste l’avait privé d’une prédiction formidable dès 1915.
Enfin, les équations d’Einstein permettent… les voyages dans le temps. C’est ce qu’a montré à la fin des années 1940 le logicien Kurt Gödel (oui, celui des théorèmes d’incomplétude !), qualifiant lui-même sa solution de paradoxale ! Alors que nous réserve l’avenir ?
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