Des utilisations de la dérivée seconde


Jean-Jacques Dupas

La notion d'accélération correspond à une dérivée seconde. Aussi semble-t-il naturel qu'un concept mathématique aussi sophistiqué que celui de dérivée puisse trouver à s'incarner "concrètement". C'est le cas avec des questions liées au profil des routes ou des rails de chemin de fer.

Les équations et expériences de la physique donnent un sens aux notions mathématiques. Il en est ainsi de l’équation fondamentale de la dynamique, \( \overrightarrow{\text{F}} = m \overrightarrow {\gamma}\) , selon laquelle la résultante des forces  \( \overrightarrow{\text{F}}\) que subit un corps dans un référentiel galiléen est proportionnelle à l’accélération  \( \overrightarrow {\gamma}\) à laquelle il est soumis. Ce dernier terme, l’accélération, est homogène à la dérivée seconde, ce qui permet de donner un sens physique à la dérivée seconde.

 

C’est sur les rails…

Prenons l’exemple du passager d’un train. Si l’on suppose que le train se déplace à vitesse constante, l’idée de base est que, pour leur confort, les voyageurs ne soient pas soumis à des forces trop importantes. Galilée (qui prenait l’exemple d’un passager à bord d’un bateau) avait compris qu’avec un mouvement rectiligne uniforme, il n’y avait aucun souci. Malheureusement, les trains ne se rendent pas du point A au point B uniquement en ligne droite !

Avec l’exemple du train, la trajectoire est fixée par les rails, qui sont a priori continus. Les efforts sur le passager vont provenir de deux sources : la motricité du train et la courbure des rails.

Un soupçon de cinématique montre que l’accélération normale (celle qui, dans l’espace, est perpendiculaire à la trajectoire, donc qui est la plus gênante pour les passagers) est proportionnelle au carré de la vitesse et inversement proportionnelle au rayon de courbure. Or, le passager souhaite que la vitesse soit le plus grand possible, pour arriver plus rapidement à destination. La variable d’ajustement se reporte donc automatiquement sur l’infrastructure, à savoir sur le rayon de courbure, qui doit être le plus grand possible. Ou encore, de manière équivalente, son inverse, la courbure, doit être la plus faible possible.

La courbure qualifie la notion intuitive de savoir « de combien tourne une courbe » en un point par rapport à sa tangente ; en d’autres termes, de combien la courbe « s’éloigne » de la droite. 

C’est une notion mathématique subtile. Pour une courbe qui se présente sous la forme y = (x), la courbure vaut, sous certaines conditions techniques,  \( \frac{f''(x)}{(1+f'2(x))^{3/2}}\)  ; on constate ainsi que la courbure est directement proportionnelle à la dérivée seconde.

Il est délicat de proposer une définition mathématique du confort du passager, mais intuitivement on se doute que l’effort auquel il est soumis se doit d’être « peu important », tout en variant « le plus doucement possible ».

Dans un premier temps, cette variation sera supposée continue. En effet, si ce n’est pas le cas, le passager va encaisser des chocs, ce qui est particulièrement désagréable. Intuitivement, on pourrait penser qu’un rayon de courbure discontinu est une fantaisie mathématique, de celles qui n’arrivent jamais dans la « vraie vie ». Et pourtant, ce n’est pas intuitif du tout ! Par exemple, si l’on raccorde un rail droit avec un rail circulaire de rayon de courbure constant, la courbe obtenue est continue, sa dérivée est également continue, mais pas sa dérivée seconde ; de fait, le rayon de courbure « fait un saut », mais cela ne se visualise absolument pas sur la courbe. Pire : ce procédé a effectivement été utilisé pour les rails de tramway à la fin du XIXe siècle. Les voyageurs étaient secoués ! En outre, ces véhicules avaient la fâcheuse tendance de dérailler…

 

Une résolution sans calculs

La solution est simple : il ne faut pas utiliser des arcs de cercle, mais des courbes dont la dérivée seconde est continue avec les segments de droite. La solution idéale est la clothoïde (voir FOCUS "La clothoïde, pour tourner vite et bien"), pour laquelle la courbure croît proportionnellement avec la distance parcourue sur la courbe originale empruntée par le véhicule. Il est également possible de procéder à ces raccordements avec les courbes de Bézier.

Avec les moyens modernes (notamment la puissance de calcul fournie par l’outil informatique), réaliser ces raccordements est relativement élémentaire. Mais à la fin du XIXe siècle, comment procéder, de façon pratique, pour obtenir des raccordements satisfaisant à la contrainte que la dérivée seconde soit continue ? La solution était d’utiliser un processus physique garantissant, par construction, la continuité de la dérivée seconde. Bref, de ne pas passer par les maths…

Ainsi, si l’on considère le phénomène de flexion d’une petite lame de métal souple (un réglet), la dérivée seconde de la déformée (la nouvelle forme du réglet) est exactement la courbure. Si l’on reste dans le domaine élastique, dès que l’on supprime les efforts, le réglet reprend sa forme initiale, par construction. Si la déformée est continue (le réglet n’est pas « plié de force »), alors on trouvera une courbure continue. Il suffit dès lors de contraindre le réglet à passer par certains points calculés pour obliger la courbe désirée à passer par certains lieux imposés, ou à encastrer l’extrémité du réglet pour partir avec une valeur de courbure nulle. Ce qui résout notre problème sans aucun calcul ! C’est encore comme cela que l’on procédait pour les tracés de voies de chemin de fer au début du XXe siècle…

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références

 Dossier « Joseph-Louis Lagrange ». Tangente 151, 2013.
 Conférence « Lagrange et le calcul des variations ». Sylvia Serfati, 4 avril 2012, Bibliothèque nationale de France, disponible en ligne.