ℂ est un corps algébriquement clos


Hervé Lehning

Le corps ℂ des complexes a été construit pour fournir des solutions à toutes les équations du second degré. La surprise est qu'il contient aussi celles de toutes les équations algébriques à coefficients dans ℂ. En termes savants, il est algébriquement clos.

Ne vous laissez pas impressionner par le vocabulaire : un corps n'est rien d'autre qu'un ensemble où il est possible d'effectuer des additions, des soustractions, des multiplications et des divisions selon les règles habituelles. 

 

ℝ, complet au sens analytique, inachevé au sens algébrique 

Attardons-nous d'abord sur l'ensemble \( \mathbb{Q}\) , celui des nombres rationnels (quotients de deux entiers), car il correspond à un certain achèvement, que n'ont ni \( \mathbb{N}\) , ni \( \mathbb{Z}\) , respectivement ensembles des entiers positifs et relatifs. Les quatre opérations y ont bien leurs propriétés habituelles (associativité, commutativité, distributivité), mais, de plus, leurs résultats restent dans \( \mathbb{Q}\) . Autrement dit, elles y sont « internes » à l'exception près que l'on ne peut pas diviser par zéro. En résumé, \( \mathbb{Q}\) est un corps et, dans ce sens, il a un côté « achevé ». 

Le corps \( \mathbb{Q}\) convient pour toutes les applications pratiques où les approximations suffisent. Cependant, il ne contient aucun nombre correspondant à certaines quantités géométriques simples, comme la longueur de la diagonale d'un carré de côté unité. Celle-ci peut seulement être approchée. On peut obtenir une suite d'approximations qui approchent la valeur d'aussi près qu'on le souhaite, comme 1,5 - 1,4 - 1,414… mais pas de nombre rationnel dont le carré soit exactement égal à 2. Autrement dit, 2 n'a pas de racine carrée dans \( \mathbb{Q}\) .

L'introduction des nombres réels traduit l'idée que pour certaines valeurs, les approximations rationnelles peuvent toujours être améliorées, les calculs, toujours mieux précisés. Ce n'est plus le cas pour le corps  \( \mathbb{R}\) des nombres réels, qui peut être considéré comme l'ensemble des nombres dont la suite décimale est limitée ou illimitée. On montre que les suites de nombres réels « convergent » toujours vers une limite réelle quand la suite des différences entre deux approximations tend vers 0 (les spécialistes disent que « toute suite de Cauchy converge »). À partir de la notion de limite, il n'y a plus de nécessité de chercher au-delà des réels. Dans ce sens analytique, on dit que ce corps est complet. On peut d'ailleurs s'interroger, en incise, si la limitation à des nombres fractionnaires changerait beaucoup les sciences…

 

complet et algébriquement clos

Pourtant, \( \mathbb{R}\) est inachevé dans un sens algébrique. Certaines équations, comme x2 + 1 = 0, n'y ont aucune solution. Cela est gênant dans certains calculs. Une idée simple est d'adjoindre à la solution manquante. Si l'on part de x2 + 1 = 0, on considère donc un nombre i, une des deux racines carrée de –1, puis les « nombres » de la forme a + i b en leur appliquant les règles habituelles, et en ajoutant la règle : i2 = – 1. Ces nombres sont dits « complexes ». Leur ensemble forme un nouveau corps, noté \( \mathbb{C}\) . De façon assez surprenante, on découvre alors que les racines de toute équation polynomiale sont dans \( \mathbb{C}\) . Inutile d'aller chercher ailleurs ! 

En résumé, on dit que \( \mathbb{C}\) est un corps « algébriquement clos ». 

 

À travers cette courte étude, on voit que chacun des trois corps \( \mathbb{Q}\) , \( \mathbb{R}\) et \( \mathbb{C}\) est ultime à sa manière. Il est logique de ne pas en sortir pour les besoins courants de l'analyse, d'autant que \( \mathbb{C}\) est lui aussi « complet ».

Le procédé vu dans cet article peut être généralisé aux autres corps. De façon générale, un corps K est dit algébriquement clos si toute équation à coefficients dans K admet au moins une racine dans K. On peut d'ailleurs en déduire que tout polynôme de degré n admet n racines (dont certains peuvent être multiples), en passant par l'étape de « scinder » le polynôme, c'est-à-dire en l'exprimant comme produit de polynômes de degré 1. 

 

Le mathématicien allemand Ernst Steinitz (1871-1928) a montré en 1910 que pour tout corps commutatif k, il existe un plus petit corps K algébriquement clos le contenant. Ce corps K est appelé la clôture algébrique de k. Pour ce qui concerne cet article, \( \mathbb{C}\) est la clôture algébrique de \( \mathbb{R}\) .

Ce qui est moins connu, c'est qu'il existe des sous-corps de \( \mathbb{C}\) qui sont algébriquement clos. Le plus connu est le corps des nombres algébriques, ensemble des solutions des équations algébriques à coefficients entiers (ou rationnels). Ce corps algébriquement clos est la clôture algébrique de \( \mathbb{Q}\) .

Comment montrer que \( \mathbb{C}\) est algébriquement clos ? Le premier pas vers la démonstration vient de la formule de Moivre : 

(cos \( \theta\) + i sin  \( \theta\) )n = cos n \( \theta\)  + i sin n \( \theta\)  

où  \( \theta\)  est un nombre réel et n un entier naturel. Elle se démontre par récurrence en utilisant les formules de trigonométrie. 

Elle permet de trouver les racines énièmes de tout nombre en extrayant la racine énième de son module et en divisant son argument par n. Ainsi, tout nombre complexe possède au moins une racine énième. Cette possibilité d'extraire des racines de tout nombre complexe permet de démontrer que tout polynôme non constant a au moins une racine (voir l'encadré). 

\( \mathbb{C}\) est bien un corps algébriquement clos.

 

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