Le paradoxe est à la logique ce que l'expérience est au physicien : il permet d'ajuster la théorie à l'interrogation posée par un résultat alarmant. C'est un tremplin pour l'esprit.

 Passer du fini à l'infini sans précautions 

Certains paradoxes de la logique ensembliste surviennent lorsque l'on transpose aux ensembles infinis des raisonnements valables pour des ensembles finis. Par exemple, l'axiome « le tout est plus grand que la partie », l'une des évidences logiques classiques, n'est plus vérifié pour des collections infinies : il y a « autant » de nombres pairs ou de nombres premiers que de nombres entiers, bien qu'il y ait « davantage » de nombres entiers que de nombres pairs (le double) ou que de nombres premiers (cette fois on ne connaît pas la proportion exacte). Galilée s'est interrogé sur le paradoxe concernant l'infinité des nombres entiers et des nombres pairs : à chaque nombre entier, on peut faire correspondre un nombre pair, et pourtant il y deux fois plus d'entiers que de nombres pairs…

 

On peut évoquer ce paradoxe en termes de quantité d'information : dans un objet ordinaire, le tout contient davantage d'information que ses parties non équipotentes ; dans un objet gigogne, il en contient autant qu'une ou certaines parties, à statut d'attracteurs ; dans un objet fractal, le tout contient autant d'information qu'une de ses parties quelconques.

 

Attention à l'autoréférence !

L'objet fractal, où chaque point équivaut au tout, évoque le caractère autoréférentiel de certains ensembles se contenant à titre d'élément. Ainsi, l'ensemble des chats n'est pas un chat, l'ensemble des fruits n'est pas un fruit, l'ensemble des nombres n'est pas un nombre… mais l'ensemble des concepts est lui-même un concept ! Certains ensembles sont donc des éléments d'eux-mêmes.

Qualifions ces ensembles de type A (auto-inclusion). Les ensembles n'étant pas des éléments d'eux-mêmes, comme celui des chats, sont au contraire de type non A. Considérons alors l'ensemble E des ensembles de type non A (les ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes comme élément). Est-ce lui-même un ensemble de type non A ? Si c'est effectivement un ensemble de type non A, E n'est pas élément de lui-même, mais c'est pourtant un élément de lui-même par définition du type non A : contradiction. Et si E n'est pas un non A, il est donc un élément de lui-même, mais ce n'est pourtant pas un élément de lui-même par définition du type non A : à nouveau, contradiction… 

Bertrand Russell sort de cette contradiction en stipulant qu'un élément d'un ensemble et un ensemble ne relèvent pas du même type, et qu'il ne faut comparer que les seuls ensembles d'un même type, sans confusion des genres. Ainsi, un ensemble ayant des ensembles pour éléments (ensemble d'ensembles) n'est pas un ensemble ordinaire, mais un méta-ensemble, un ensemble de méta-ensembles est un méta-méta-ensemble, et ainsi de suite.

 

La bibliothèque infernale de Borges 

Si un catalogue répertorie tous les catalogues qui ne se répertorient pas eux-mêmes, où répertorier ledit catalogue ? Si le catalogue C des livres d'une bibliothèque contient la liste de tous les livres de cette bibliothèque, C étant lui-même un livre de la bibliothèque, doit-il se faire (auto)référence ?

Ces paradoxes ont sans doute inspiré Borges dans la Bibliothèque de Babel (dans Fictions, Folio, 1994), vision vertigineuse du concept d'infini : « La Bibliothèque est totale, consigne toutes les combinaisons de lettres possibles, renferme son catalogue fidèle, des milliers et des milliers de catalogues mensongers, la démonstration de leur fausseté, la démonstration de la fausseté du catalogue véritable, l'Évangile gnostique de Basilide, le commentaire de cet Évangile, le commentaire du commentaire, le récit véridique de ta mort, la traduction de chaque livre dans toutes les langues, les interpolations de chaque livre dans tous les livres… »

Ces « interpolations de chaque livre dans tous les livres » rappellent le concept de nombre univers (nombre dans lequel on trouve toute suite finie de chiffres, aussi longue soit-elle) : la richesse infinie de leurs décimales permet de tout trouver, codé sous forme numérique.

 


 

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références

Le trésor des paradoxes. Philippe Boulanger et Alain Cohen, Belin, 2007.