Construire des nombres, une histoire au long cours


Daniel Justens

Au commencement était le nombre... Si l'on remonte aux origines, ces objets étaient représentés par des cailloux avant d'être codés par des symboles. Des nombres, il y en a en fait pour tous les goûts ! C'est bien connu : quand on aime, on ne compte pas...

 

La construction progressive des ensembles de nombres a pris du temps. Au quatrième millénaire avant notre ère, pour enregistrer leurs opérations comptables, les Sumériens utilisaient un système de jetons modelés dans de l'argile, que l'on nomme calculi (du latin « petites pierres ») par analogie avec les cailloux qui servaient à l'apprentissage du calcul. Ceux-ci étaient glissés dans une sphère creuse, la bulle, sur laquelle était apposé un sceau. En cas de doute quant à la quantité de bêtes confiées à un berger, il suffisait de briser la bulle pour vérifier qu'aucune bête ne manquait. S'il n'y a pas nécessairement de correspondance entre les formes imprimées sur la bulle et celles des calculi qui y sont inclus, on observe toujours une correspondance de nombres. Vers –3300, on convint d'apposer sur la bulle, à côté du sceau, sous forme d'une sorte de bordereau, un résumé de son contenu, rendant ce dernier obsolète. Les bulles s'aplatirent pour devenir des tablettes. L'écriture et les premières représentations de nombres étaient nées de la nécessité du dénombrement. Mais quel chemin restait-il encore à parcourir pour arriver à la notion contemporaine de nombre !

 

 

La puissance de l'axiomatisation

 Au commencement étaient les nombres entiers, dits naturels. Leur construction peut se faire, formellement, à partir de la théorie des ensembles, et plus particulièrement de l'ensemble vide. Le premier à en avoir proposé en 1889 une axiomatique satisfaisante est Giuseppe Peano (1858-1932). Comme toute axiomatique, elle est constituée d'hypothèses d'existence d'objets et de relations entre ces objets. Comme toute axiomatique, elle reprend nos schémas cérébraux constitués de neurones (objets) et de synapses (relations entre ces objets). Peano considère un ensemble  \( \mathbb{N}\) contenant un élément particulier a et postule l'existence d'une application

\( S: \mathbb{N} \mapsto \mathbb{N}.\)

Trois axiomes sont alors nécessaires et suffisants pour définir univoquement l'ensemble des naturels : on suppose que l'élément a ne possède pas d'image inverse par S ; que tout autre élément de \( \mathbb{N}\) possède une et une seule image inverse par S ; et enfin que si un sous-ensemble M de \( \mathbb{N}\) contient a et contient S(n) dès qu'il contient n, alors ce sous-ensemble coïncide avec \( \mathbb{N}\) .

Cet ensemble d'axiomes ne semble pas très intuitif. On devine néanmoins que l'élément particulier a va être notre 0 et que S(n) désignera le « successeur » de n. Le dernier axiome, appelé principe d'induction complète, garantit de pouvoir faire des raisonnements par récurrence. Le principe de récurrence est sans doute la propriété la plus fondamentale des entiers naturels, celle qui joue le rôle le plus important dans l'étude des fondements mathématique. Elle permet de définir rationnellement l'opération d'addition sur \( \mathbb{N}\) . On postule que pour tout n appartenant à \( \mathbb{N}\) , on a n + a = n. De plus, on pose, pour tous n et m appartenant à \( \mathbb{N}\) , n + S (m) = S (n + m). Pour définir une multiplication, il suffit de demander, pour tous n et m, que n × 0 = 0, et que n × S (m) = n × m + n. Ce qui est extraordinaire, c'est que l'ensemble des entiers naturels a pu être construit sans qu'il soit nécessaire de définir sémantiquement la notion de nombre ou de recourir à une quelconque représentation mentale intuitive de cette notion ! C'est là que réside la puissance de l'axiomatisation.

 

Toujours des trous…

Le recours aux deux opérateurs qui viennent d'être « définis » va engendrer des manques. En effet, l'addition dans les entiers naturels n'est pas réversible : si n est non nul, il n'existe pas d'autre entier naturel m tel que n + m = 0. L'ensemble des entiers relatifs va être introduit pour symétriser l'addition sur \( \mathbb{Z}\) . L'ensemble des entiers relatifs a une structure de groupe pour l'addition. Si l'on étend l'opérateur de multiplication à \( \mathbb{Z}\) , on en fait un anneau intègre (si un produit est nul, c'est obligatoirement qu'au moins un des facteurs est nul). Cette propriété permet parfois de résoudre des équations. Ce n'est pas nécessairement toujours le cas : dans l'anneau des matrices 2 × 2, muni de l'addition usuelle et de la multiplication matricielle, on a par exemple

\( \begin{pmatrix} -1 & 2 \\ 0 & 0 \end{pmatrix} \times \begin{pmatrix} 4 & 2 \\ 2 & 1 \end{pmatrix} = \begin{pmatrix} 0 & 0 \\ 0 & 0 \\ \end{pmatrix} \)

Mais un nouveau problème se pose : l'absence de réversibilité de la multiplication ! Si n est un entier relatif distinct de 1, il n'existe pas d'autre entier m tel que n × m = 1. Il convient donc de compléter l'ensemble des entiers relatifs pour symétriser la multiplication : on construit alors l'ensemble Q des rapports n / m de deux entiers, le second étant non nul. Q fut baptisé ainsi par Peano en 1895 d'après l'initiale du mot italien quoziente, le quotient. On parle plus souvent de nombres rationnels, du latin ratio (un terme issu du radical ratus, participe de reor, qui signifie calculer). La boucle semble bouclée. 


Des nombres de plus en plus complexes

Hélas, toutes les équations ne peuvent encore être résolues ! Ainsi la fonction définie par x2 – 2 prend des valeurs positives et négatives sur Q, mais ne s'annule pas sur cet ensemble. On complète donc l'ensemble des rationnels. Ceci peut se faire au moyen des suites de Cauchy, ou (de manière équivalente) à l'aide des coupures de… Dedekind. C'est en 1858, alors qu'il enseignait à l'École polytechnique fédérale de Zurich, que le mathématicien allemand développe une nouvelle idée pour représenter l'ensemble complété des nombres rationnels par « division » de ce dernier. Pour lui, un nombre réel est une « coupure » qui sépare les nombres rationnels en deux ensembles, un ensemble supérieur et un ensemble inférieur. Pour reprendre l'exemple de x2 – 2, le nombre « racine carrée de 2 » sera la coupure entre l'ensemble comprenant tous les nombres négatifs et les positifs ayant un carré inférieur à 2 et l'ensemble des nombres positifs ayant un carré supérieur à 2. Les réflexions de Dedekind sur la définition rigoureuse des nombres irrationnels par les coupures sont l'objet du mémoire Stetigkeit und irrationale Zahlen (continuité et nombres irrationnels) publié en 1872.

 

 

Enfin, même cet ensemble des réels n'est pas encore totalement satisfaisant, car il existe des équations polynomiales, comme x2 + 1 = 0, qui n'y ont pas de solutions. Il faut donc introduire l'ensemble  des nombres complexes. Mais ceci est une autre histoire…

 

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références

Les matrices. Bibliothèque Tangente 44, 2012.
Bien commencer ses études supérieures en mathématiques. Henri Lemberg, Vuibert, 1997.