Richard Dedekind : les nombres et les concepts


Emmylou Haffner

Le 12 février 1916, mourrait Richard Dedekind. C'est l'occasion pour Tangente de dresser le portrait de ce mathématicien allemand fasciné par les nombres, dont l'héritage marque encore la pratique mathématique contemporaine. Les concepts qu'il introduit sont au coeur de l'algèbre moderne.

Né à Brunswick dans le nord de l'Allemagne, le 6 octobre 1831, Richard Dedekind entre en 1848 au Collegium Carolinum de Brunswick (alors l'équivalent d'une classe préparatoire). Il y étudie les mathématiques et poursuit sa formation à l'université de Göttingen en 1850. Il obtient un doctorat de mathématiques en 1854 sous la direction du grand Carl Friedrich Gauss (1777-1855), qui n'aura eu que peu d'étudiants directs durant sa pourtant longue carrière.
 

Deux rencontres décisives 

Suivant la tradition allemande, Dedekind prépare ensuite une Habilitation, pour pouvoir enseigner dans les universités. À Göttingen, il se lie d'amitié avec un autre étudiant de Gauss, sans doute le plus brillant, Bernhard Riemann (1826-1866), qui l'influence et l'inspire profondément. Dedekind souhaite faire pour la théorie des nombres ce que Riemann a accompli pour la théorie des fonctions : développer les mathématiques sans se reposer sur les calculs et en privilégiant les concepts.

 

La seconde rencontre décisive pour Dedekind est celle de Johann Gustav Peter Lejeune-Dirichlet (1805-1859), qui vient de Berlin en 1855 pour prendre la chaire laissée vacante par le décès de Gauss. Grand théoricien des nombres, Dirichlet renouvelle l'enseignement des mathématiques à Göttingen et se lie d'amitié avec Dedekind, qui écrit que « tant par son enseignement que par de nombreux entretiens personnels [… Dirichlet] a fait de [lui] un homme nouveau. » Dedekind se tourne alors vers la théorie des nombres et y consacre plus de cinquante ans.

 

De la théorie des nombres...

Certains concepts introduits par Dedekind sont aujourd'hui au cœur de l'algèbre moderne, mais ils ont été introduits dans un cadre bien plus restreint et pour des raisons purement arithmétiques. La contribution la plus importante de Dedekind aux mathématiques se situe dans la théorie algébrique des nombres. Dedekind souhaite étudier les nombres algébriques, c'est-à-dire les nombres réels θ racines d'une équation de la forme θn + a1 θn–1 +… + an–1 θ + an = 0, avec a1, a2…an des nombres rationnels quelconques. Parmi ces nombres, on peut distinguer des « entiers », qui jouent pour les nombres algébriques le rôle que les nombres entiers habituels jouent pour les nombres rationnels. Ce sont les racines θ de l'équation θn + b1 θn–1 +… + bn–1 θ + bn = 0 où les b1, b2…bn sont des entiers relatifs. Pour étudier ces nombres, et en particulier pour étudier leurs propriétés de factorisation, Dedekind introduit des concepts nouveaux : les corps et les idéaux.

Dans ces travaux, Dedekind poursuit et généralise les recherches du mathématicien berlinois Ernst Kummer (1810-1893). Les recherches de Dedekind parviennent à généraliser les résultats de Kummer (voir en encadré), mais déplaisent profondément à ce dernier qui, contrairement à Dedekind, ne tentait pas d'éviter les calculs – au contraire ! Kummer préfère l'approche de son élève Leopold Kronecker (1823-1891), qui lui aussi privilégie les calculs. 

Kummer et Kronecker ont une forte influence sur la communauté mathématique, ce qui ne facilite pas une bonne réception des travaux de Dedekind, qui sont en rivalité directe avec ceux de Kronecker. De plus, le désir de Dedekind d'éviter ou de cacher les calculs trop compliqués le mène à prendre des routes très abstraites (il refusera cet épithète pour ses propres travaux) et à manipuler des ensembles infinis dont ses contemporains se méfient encore – en cela, il est un interlocuteur privilégié de Georg Cantor (1845-1918). Ce n'est que dans la génération suivante de mathématiciens que ses travaux trouvent réellement leur public.

 

... aux fondements de l'arithmétique

Dedekind s'est également intéressé de près aux fondements des mathématiques, en particulier à la meilleure manière de définir les nombres. En 1872, dans Continuité et nombres irrationnels, Dedekind définit les nombres réels au moyen des coupures, pour donner une base rigoureuse au calcul infinitésimal. Cantor propose la même année une définition alternative. En quoi consistent ces « coupures » ?

Tout nombre rationnel q crée une partition des nombres rationnels en deux parties distinctes : les nombres strictement plus grands que q et les nombres strictement plus petits que q. Cette division est appelée coupure par Dedekind. Il prouve qu'il existe des coupures qui ne sont générées par aucun nombre rationnel : il existe un « trou » qu'il faut combler. Pour cela, Dedekind propose de créer des nouveaux nombres : les nombres irrationnels. Aujourd'hui, on se contente d'identifier le nombre irrationnel à la coupure.

 

En 1888, dans Que sont et à quoi servent les nombres ?, il donne une définition des nombres naturels, qu'il conçoit comme de « libres créations de l'esprit humain ». On y trouve les premiers éléments de la théorie des ensembles, ainsi qu'un concept très général de fonction. La définition de l'ensemble des entiers naturels donnée par Dedekind est équivalente aux axiomes de Peano (voir en encadré), mais utilise une machinerie conceptuelle bien plus élaborée.

 

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références

Sur la théorie des nombres entiers algébriques. Richard Dedekind, Bulletin des sciences mathématiques et astronomiques (en cinq parties), 1876-1877, disponible en ligne.
La création des nombres. Richard Dedekind, Vrin, traduction et introduction par Hourya Benis Sinaceur, 2008.