Astor Piazzolla et le tango nuevo :


différentes façons de compter jusqu'à 4

Daniel Justens

La liberté que l'émergence de la musique contemporaine revendique a conduit Astor Piazzolla à s'écarter des codes aliénants du tango classique pour s'en délivrer harmoniquement et rythmiquement et en offrir une forme nouvelle. Cette évolution de la structure musicale peut être analysée.

Fils d’immigrés italiens, Astor Piazzolla (1921–1992) a vu le jour en Argentine, dans un petit port de pêche situé à 400 km au sud de la capitale, Buenos Aires. Rien ne semblait le destiner à devenir l’un des compositeurs les plus importants du XXe siècle, l’inventeur d’un genre musical inédit : le tango nuevo !

 

Nadia Boulanger, géniale pédagogue

Très tôt, le jeune Astor s’initie au tango, sans toutefois que cela suscite en lui le moindre enthousiasme. Il pratique le bandonéon (un instrument voisin du concertina et de l’accordéon) dans plusieurs orchestres de bal. Mais ni la musique qu’il écrit ni celle qu’il interprète ne le comblent. En 1954, il obtient enfin la bourse qui lui permet d’étudier l’art du quatuor à cordes au conservatoire de Fontainebleau (Seine-et-Marne) avec la géniale pédagogue et pianiste Nadia Boulanger (1887–1979). Piazzolla est un amoureux et un admirateur inconditionnel de Jean-Sébastien Bach, d’Igor Stravinsky, de Béla Bartók. Ce qu’il compose alors ne le satisfait toujours pas. Nadia Boulanger lui reproche d’ailleurs son manque de personnalité…

Elle a l’idée lumineuse de lui demander quel était le type de musique qu’il pratiquait en Argentine, avant sa venue à Paris. Piazzolla lui révèle alors son passé de bandonéoniste et lui interprète l’une de ses premières compositions, le tango Triumfal. À l’écoute de cette œuvre de jeunesse, Nadia Boulanger ressent toute la verve créatrice de son élève, et aussi toute la frustration du compositeur à la fois séduit par les musiques les plus élaborées tout en étant profondément imprégné de musique traditionnelle argentine. Le conseil qu’elle lui prodigue est le bon : il doit concilier la musique populaire, qu’il a toujours pratiquée et qu’il maîtrise, en l’enrichissant des audaces du langage musical contemporain. C’est le point de départ d’une carrière internationale et d’une succession d’œuvres originales qui vont séduire les plus grands interprètes.

Dès 1957, Astor Piazzolla retourne vers son Argentine natale pour se consacrer à sa propre production, intégrant sa maîtrise de l’harmonie et sa connaissance du jazz à la musique populaire de son pays. Ses premiers enregistrements font l’objet de vives controverses, tant les codes traditionnels du tango en Argentine y sont mis à mal. Mais le succès ne se fait pas attendre.

On peut se demander en quoi le tango nuevo de Piazzolla est à ce point innovant, en quoi il séduit les plus exigeants solistes et virtuoses aujourd’hui. Pour le comprendre, il convient d’analyser ce que sont les fondements du tango. Au départ, il s’agit d’une danse à deux ou quatre temps, pratiquée en couple et animant les quartiers populaires de Buenos Aires en Argentine ou de Montevideo en Uruguay. L’étymologie du mot en dit long sur ses origines populaires. Le tango serait une déformation de l’ibibio (une langue du Nigeria) tamgù, signifiant tambour ou danser, et aurait désigné dès le XVIII e siècle des réunions d’esclaves dansant au son du tambour et d’autres instruments. D’autres sources sont proposées mais la provenance populaire est un dénominateur commun à toutes.

L’une des compositions emblématiques du genre est certainement La Cumparsita, écrite vers 1916 par le très jeune compositeur Gerardo Matos Rodríguez (1897–1948) et qui est devenue l’hymne populaire de l’Uruguay. Ce tango est écrit à deux temps, mais on peut le voir comme une succession de quatre croches avec accent sur la première et la troisième, ce qui autorise toutes les comparaisons avec une écriture à quatre temps (quatre noires).

Une partition réduite pour le piano livre les éléments suivants : la partie mélodique se subdivise en séquences de deux mesures sur le schéma (unité = croche) suivant, dans lequel les temps forts ou accents sont soulignés :

\( [\underline{ 1} + \underline{1} + \underline{1} + \underline{1} ] [ (0,5 + 0,5) + (0,5 + 0,5) + \underline{1} + 1 ].\)

Aucun contretemps n’apparaît dans la première mesure de la ligne mélodique, qui s’ouvre sur quatre temps bien marqués. La deuxième mesure nous offre un contretemps, qui se dilue rapidement dans la régularité des troisièmes et quatrièmes demi-temps, représentés par deux croches. La basse, par contre, se rythme d’emblée sous la forme d’une syncope que l’on peut accentuer :

\( [ 0,5 + \underline{1} + 0,5 + \underline{1} + 1 ] [ 1 + 1 + 1 + 1 ].\)

Elle se poursuit par une structure carrée qui alterne (en la reprenant) avec celle de la ligne mélodique. La forme globale est ensuite reproduite à l’identique. Ce qui apparaît, c’est la structure uniforme de l’ensemble : quatre temps sont marqués tantôt en clé de sol, tantôt en clé de fa, tantôt par la ligne mélodique, tantôt par la basse. Cette structure est résolument binaire.

 

Des codes contraignants et obsolètes

C’est à ce type de régularité contraignante que le compositeur argentin va renoncer. Comparons l’analyse précédente à la composition la plus populaire d’Astor Piazzolla, Libertango. Cette œuvre majeure, créée en Italie en 1974, constitue d’ailleurs pour beaucoup l’acte fondateur du tango nuevo. Le titre en dévoile toute la teneur. Le mot valise qui le compose est trivialement la contraction du mot « liberté » et du terme « tango ». Place donc à un tango plus libre, débarrassé de ses codes contraignants et obsolètes.

Dans l’énoncé du thème principal, la structure rythmique et mélodique se répète de mesure en mesure. La ligne mélodique est composée de huit demi-temps selon la structure (unité = noire) suivante :

\( [( 0,5 + \underline{0,5} ) + ( 0,5 + 0,5 ) + ( \underline{0,5} + 0,5 ) + (\underline{ 0,5} + 0,5 )],\)

avec un accent syncopé sur la seconde partie du premier temps. La basse par contre présente une ligne rythmique dont on peut donner plusieurs interprétations débouchant sur des jeux musicaux très différents dans l’écoute que l’on peut en avoir. 

L’écriture proposée est ouvertement à quatre temps avec accents et syncopes. On peut ainsi noter (en conservant la structure à quatre temps) :   \( [( 1 + 0,5 ) + (\underline{ 0,5} + 1 ) + \underline{1} ].\)   Mais on peut également voir cette structure comme une écriture à trois temps de durées différentes, donnant lieu à une interprétation accentuée mais non syncopée :  \( [ \underline{1,5} + \underline{1,5} + \underline{1 }].\)   

Les effets sonores produits par les deux visions de l’ensemble sont très différents ! Cette structure à quatre temps ressentis comme trois temps de durées différentes se retrouve à de nombreuses reprises dans les compositions de Piazzolla, notamment dans Milonga del angel (1965), dans laquelle l’écriture des liaisons par trois croches (dont la première est chaque fois accentuée :  \( [(\underline{ 0,5} + 0,5 + 0,5 ) + (\underline{ 0,5} + 0,5 + 0,5 ) + (\underline{ 0,5} + 0,5 )])\)  va à l’encontre de l’écriture à quatre temps supposés structurer la rythmique.

Le tango nuevo que développe Piazzolla est beaucoup plus libre que le rythme populaire qui l’a inspiré. Le compositeur explore toutes les harmonies, tous les tempi, créant la surprise par de fréquents changements de rythmes, des accelerandi surprenants ou des ralentis subits. Il libère son art des rythmes coercitifs du tango populaire pour tout lui autoriser et le rendre sophistiqué à souhait. Par cet acte, Piazzolla a fait entrer le tango, cette danse lascive et populaire qui se pratiquait dans les bordels de Buenos Aires, dans les salles de concert les plus huppées…

L’ensemble Revirado, spécialisé dans l’exécution des œuvres de Piazzolla. Accordéon : Cindy Basso ; saxophone : André Gabreau ;
piano : Benoît Paradis ;
contrebasse : Daniel Justens.

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