
Après ses classes préparatoires scientifiques au lycée Pierre-Corneille de Rouen (Seine-Maritime), Barnabé Croizat suit les cours de trois établissements différents : l’École nationale des ponts et chaussées, puis l’École normale supérieure de Cachan, où il prépare l’agrégation de mathématiques, et enfin l’École polytechnique de Montréal, au Québec. Revenu en France, il effectue à Lille (Nord) une thèse en histoire des mathématiques consacrée à Gaston Darboux, qui est disponible en ligne. Il s’agit alors surtout d’explorer les travaux scientifiques de la première partie de la vie du grand géomètre français, de les comprendre à la lumière des intrications de son parcours d’étudiant puis de professeur, mais aussi de rédacteur de journal. Sa connaissance profonde de la vie de Darboux l’a naturellement conduit à être le commissaire de l’exposition « La profondeur des surfaces », qui a été présentée du 24 octobre au 21 décembre 2018 à l’Institut Henri Poincaré (IHP).
Vernissage de l’exposition, le 23 octobre 2018.
N.V. : Comment Gaston Darboux commence-t-il son parcours ?
Il est né à Nîmes (Gard) en 1842 et a étudié au lycée impérial de cette ville, qui est aujourd’hui le lycée professionnel Alphonse-Daudet. Remarquez que le lycée professionnel Gaston-Darboux, toujours à Nîmes, n’est pas celui où il a étudié…
Parti à Montpellier (Hérault) en 1859 pour y suivre les cours de mathématiques spéciales, il se fait remarquer une première fois en octobre 1861, en étant reçu premier simultanément à l’École polytechnique et à l’École normale supérieure. C’était la première fois que le cas se présentait ! Ce qui surprit encore plus fut que Darboux opta pour l’École normale supérieure, qui était alors bien moins prestigieuse pour la formation scientifique que sa rivale.
Un touche-à-tout des maths
Gaston Darboux (1842–1917).
Darboux est donc encore un exemple de mathématicien précoce ?
Au terme de trois brillantes années d’études, Darboux s’est en effet déjà fait un nom dans le milieu assez fermé des mathématiciens de Paris. Ses professeurs, notamment Joseph Bertrand (1822–1900), Charles Hermite (1822–1901), ou encore Victor Puiseux (1820–1883), le tiennent en haute estime.
Darboux s’intéresse alors à la géométrie…
Ses premières publications de géométrie sur les ovales de Descartes et les surfaces orthogonales lui valent déjà un certain succès. Les espoirs placés en lui se confirment en 1866, lorsqu’il soutient sa thèse sous la direction de l’incontournable géomètre de l’époque, Michel Chasles (1793–1880). Darboux devient ensuite professeur au lycée Louis-le-Grand, mais ne tarde pas à revenir à l’École normale supérieure en tant que maître de conférences. Sa carrière est lancée, et elle prendra un tournant définitif avec l’accession à la chaire de géométrie supérieure de la Sorbonne en 1881, où il succède à son ancien maître Chasles.
En parallèle, Darboux est rédacteur en chef du Bulletin des Sciences, qu’il a fondé en 1870, là encore grâce à Chasles.
Michel Chasles (1793–1880).
Une passion : la géométrie
Darboux n’a-t-il fait que de la géométrie ?
Son œuvre mathématique est riche et variée. Le jeune Darboux est déjà un touche-à-tout des mathématiques. Prenant exemple sur Gaspard Monge (1746–1818), il marie l’analyse et la géométrie pour déceler des liens insoupçonnés entre les théories ou obtenir différentes perspectives d’une même propriété.
Cependant, si cet esprit persiste dans les méthodes qu’il utilise, c’est bien la géométrie qui dominera à la fin de sa carrière, aussi bien dans ses travaux de recherche que dans son enseignement.
Qu’en est-il de son poids institutionnel ?
Darboux est un membre influent de nombreux comités au ministère de l’Instruction publique, l’équivalent de nos ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. En 1889, il est doyen de la Sorbonne. En 1900, il est élu secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. Son rayonnement à l’international est également considérable dès le début de sa carrière. Il le doit en partie à son rôle dans diverses institutions, mais surtout à la portée de ses travaux et à l’étendue de son réseau.
L’exposition à l’IHP s’intitulait « La profondeur des surfaces ». Quels sont les liens de Darboux avec la théorie des surfaces ?
Darboux s’est intéressé à la question de deux façons différentes. La première a consisté à élargir le cadre des surfaces étudiées en mathématiques. Il a eu l’idée de surfaces nouvelles. Mais il a aussi enrichi les études antérieures, et développé de nouveaux outils.
En quoi se distingue-t-il ?
Dès ses premiers travaux, il a l’idée d’associer les éléments complexes (« imaginaires ») aux éléments réels pour étudier les surfaces. Mettre ainsi les deux sur un pied d’égalité lui offre la possibilité d’étendre la validité de certaines théories, ou de certains outils existants. Il s’agit bien souvent d’élargir le contenu mathématique très riche des surfaces dites algébriques de degré 2 à des surfaces plus générales.
Darboux généralise notamment la théorie des focales en 1873, alors que seules les focales des surfaces de degré 2 avaient été définies et exploitées auparavant.
Quels sont ses travaux alors considérés comme les plus importants ?
Aux yeux de ses contemporains, le premier apport incontournable de Darboux à la vaste théorie des surfaces est relatif à ses travaux de thèse : c’est l’extension de la théorie des surfaces orthogonales à certaines quartiques [surfaces algébriques de degré 4], ainsi que l’exploitation des liens avec d’autres théories des mathématiques et de la physique. Après les études de Charles Dupin (1784–1873) et de Gabriel Lamé (1795–1870), notamment, dans la première partie du XIX e siècle, Darboux ouvre de nouvelles perspectives dès 1864, en mettant à jour le système de surfaces orthogonales formé par les cyclides dites de Darboux, des surfaces quartiques qu’il continuera d’étudier toute sa vie. Il construit des ponts nouveaux entre ces surfaces orthogonales et la physique mathématique – en étendant les coordonnées elliptiques de Lamé – et la théorie des fonctions elliptiques. Il élucide le problème alors ouvert de la construction des systèmes triples de surfaces orthogonales.
Une cyclide est l’enveloppe de sphères dont les centres décrivent une courbe donnée Γ et dont la puissance d’un point fixe O par rapport à ces sphères est constante. Lorsque Γ est une quadrique ou une conique à deux foyers, on parle de cyclide de Darboux.
L’étude approfondie de ses cyclides, en lien avec la nouvelle théorie algébrique des invariants développée outre-Manche par Arthur Cayley et James Joseph Sylvester, ainsi que sa correspondance nourrie avec son ami Sophus Lie, poussent Darboux à mettre sur pied une géométrie novatrice où la sphère, via les coordonnées pentasphériques, joue le rôle d’élément générateur (au détriment du point ou de la droite pour l’espace réglé de Plücker). Il apporte dans ce cadre plusieurs éléments nouveaux à la géométrie de l’inversion, dont une méthode analytique de génération de surfaces anallagmatiques [invariantes par inversion] à partir d’une surface quelconque.
« Le chef incontesté d’une école de géomètres analystes »
Avec le recul, qu’est-ce qui a le plus marqué dans ses travaux ?
Ce qui est aujourd’hui le legs le plus important de Darboux à la théorie des surfaces est l’adoption du trièdre mobile, pour étudier courbes et surfaces en géométrie différentielle à partir des années 1880. L’ensemble des recherches liées aux surfaces et à leur courbure s’en trouve enrichi. Cela inclut la déformation d’une surface, la détermination des lignes de courbure et des géodésiques, les surfaces à courbure particulière comme les surfaces à courbure constante ou les surfaces minimales. Cette géométrie se trouve inextricablement liée aux outils du calcul différentiel, et Darboux en montrera la fécondité à travers la richesse de ses propres recherches. Ses méthodes, véhiculées par la portée de son enseignement et le rayonnement de la publication de ses Leçons sur la théorie générale des surfaces, auront un impact considérable sur le choix des sujets d’études en théorie des surfaces, et sur la manière de les appréhender. Il devient ainsi « à l’étranger comme en France, le chef incontesté d’une école de géomètres analystes qui porte sa marque », comme l’écrit son élève Émile Picard.
Quelle est votre surface préférée parmi les fameux modèles physiques qui sont exposés à l’IHP ?
Mon choix est vite fait : il s’agit de la cyclide que Darboux décrivait comme « à une seule nappe à connexion triple, semblable à un tore ». Les cyclides sont ce type de surfaces dont la découverte et l’étude a véritablement lancé la carrière de Darboux. J’aime beaucoup l’esthétique de cette surface en forme de donut [beignet sucré de forme torique, dont raffolent les Américains]. Par ailleurs, si les recherches de Darboux sont certes un peu passées de mode, c’est surtout les évolutions postérieures de notation et de vocabulaire qui rend leur lecture parfois délicate. Darboux, malgré toute sa pédagogie, demande en outre à son lecteur une capacité accrue de visualisation dynamique dans l’espace… C’est l’exemple de cette surface cyclide qui m’a permis, il y a quelques années, de concevoir et de comprendre beaucoup de ses travaux liés aux cyclides, à l’inversion, aux focales… J’apprécie enfin ce type spécifique de cyclide car c’est la surface qui renferme le maximum de séries de cercles : elle en possède dix familles, avec trois séries doubles de sections circulaires réelles qui s’ajoutent à deux séries doubles imaginaires.