Ni les mathématiques, ni la physique ne sont des sciences figées dans le temps ! Jusqu'à récemment, les deux disciplines allaient main dans la main, proposant une philosophie naturelle. Elles essayaient de révéler, de décrire et d'expliquer les lois cachées de la nature.

On peut raisonnablement commencer à parler de « méthode scientifique » avec le programme des présocratiques, attribué à Thales de Milet au VIe siècle avant notre ère. 

On peut résumer ce programme en trois points :

1) Il faut développer l’art de se poser des questions (proposition qui n’est pas si anodine que cela) ;

2) Il faut essayer d’y répondre sans recourir au mythe ;

3) Une fois le consensus obtenu autour d’un certain nombre de réponses, il est nécessaire de chercher des liens, voire des origines communes, à ces réponses.

C’est par exemple en proposant les nombres comme dénominateurs communs à des nombreux phénomènes que les pythagoriciens les étudièrent et posèrent certaines bases des mathématiques.

Expérimentations et empirisme

Un peu plus tard, c’est en voulant « sauver les phénomènes naturels » qu’Aristote proposa sa philosophie de la nature. Cette dichotomie, entre d’une part un monde sublunaire dans lequel les mouvements sont causés par un retour à la sphère naturelle et d’autre part le cosmos où les mouvements des astres errants (planètes) sont naturels et circulaires, dominera, pendant presque vingt siècles, ce qui deviendra progressivement la physique.

Durant toute cette période, la distinction entre l’étude des phénomènes naturels basée sur l’expérimentation et des savoirs empiriques se distingue des mathématiques, organisées autour de la géométrie et basées sur la démonstration et la justification.

La première affirmation « moderne » et étayée du lien entre mathématiques et sciences physiques se trouve chez Galilée :

« La philosophie est écrite dans cet immense livre (l’Univers) qui continuellement reste ouvert devant les yeux, mais on ne peut le comprendre si, d’abord, on ne s’exerce pas à en connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. II est écrit dans une langue mathématique, et les caractères en sont les triangles, les cercles, et d’autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible humainement d’en saisir le moindre mot ; sans ces moyens, on risque de s’égarer dans un labyrinthe obscur » Galilée, L’essayeur, 1623.

Galileo Galilei (1564–1642).

 

 

 

 

La première page de l’Essayeur.

 

 

La formalisation de ce lien fut effective un demi-siècle plus tard avec Isaac Newton. Dans son ouvrage fondateur, Principes mathématiques de la philosophie naturelle (1687), il propose un modèle pour décrire le monde et des méthodes pour déployer ce modèle. Ce dernier est organisé autour de la notion de force, définie comme la variation de la vitesse modulée par la masse, et ses méthodes sont essentiellement géométriques. Même si Newton initie le calcul des variations (voir l’article « La méthode synthétique de Newton»), on oublie souvent que sa méthode est synthétique : il part d’une hypothèse, qu’il déploie en étapes successives, des scholies, que l’on appellerait de nos jours des lemmes, vers un résultat.

Si l’on suit Newton, on se rend compte que sa méthode est bien différente de ce que l’on pourrait penser si l’on s’en tient à l’utilisation moderne du fameux principe fondamental de la dynamique dans les classes où l’on enseigne la physique.

Cette utilisation moderne renvoie essentiellement vers une autre méthode mathématique, dirigée par l’analyse et centrée sur la notion de fonction. Cette nouvelle branche des mathématiques n’a émergé qu’à partir du moment où l’on a compris comment étudier efficacement le problème du mouvement posé par Newton. C’est Joseph-Louis Lagrange qui fut l’instigateur de cette transition à la fin du XVIIIe siècle, dans son œuvre monumentale, la Mécanique analytique (1788), après avoir compris (suite à une remarque de MacLaurin) que le modèle proposé par Newton faisait émerger un nouveau type d’équations dites différentielles. Le mathématicien piémontais entreprit alors leur étude complète et inventa presque tout ce que l’on sait aujourd’hui de général sur les équations différentielles linéaires. Puis, en appliquant ses nouvelles techniques au problème du mouvement de la Lune autour de la Terre perturbé par le Soleil (problème des trois corps), il comprit comment résoudre efficacement des problèmes de physique.

 À gauche : Isaac Newton (1643–1727). À droite : Henri Poincaré (1854–1912).

 

Lagrange supplanta également la notion de force par celle de champ et inventa par le coup la physique théorique moderne. Il entraînera après lui ses collègues vers l’analyse, qui régnera globalement sur les mathématiques du XIXe siècle. À la fin de celui-ci, c’est Henri Poincaré, toujours inspiré par le même type de problèmes issus de la physique, qui proposera d’étendre le débat des mathématiques :

« Pour définir le continu à n dimension, nous avons d’abord la définition analytique. […] Cette définition fait bon marché de l’origine intuitive de la notion de continu, et de toutes les richesses que recèle cette notion. Elle rentre dans le type de ces définitions qui sont devenues si fréquentes dans la mathématique depuis que l’on tend à “arithmétiser” cette science. […] Je ne veux pas dire que cette arithmétisation soit une mauvaise chose, je dis qu’elle n’est pas tout » Henri Poincaré, Dernières pensées, « Pourquoi l’espace a trois dimensions », 1920.

Poincaré propose de faire de l’analysis situs, qui allait très vite devenir la théorie des groupes, la topologie (voir le dossier « Topologie » dans Tangente 185, 2018). La philosophie de la nature commençait à s’esquisser.

Géométrie, analyse et systèmes dynamiques

Le développement historique des mathématiques est a minima concomitant de celui de la physique. Afin de mieux saisir les différentes techniques mathématiques déployées au fil du temps pour décrire ce fameux « mouvement des astres », abordons ses deux premières faces : celle de la géométrie, dans la lignée des idées de Newton (voir article "La méthode synthétique de Newton"), et celle de l’analyse, dans le droit fil des travaux de Lagrange (voir article "Lagrange et la méthode analytique"). On comprendra ainsi ce que l’on appelait autrefois la « philosophie naturelle ». Plus tard, le fameux épisode du problème des trois corps traité par Poincaré donnera naissance à la théorie des systèmes dynamiques.

Géométrie, analyse et systèmes dynamiques sont au moins trois domaines des mathématiques dont la structuration et le développement sont indissociables de la physique, dès lors qu’elle ne cherche pas uniquement à résoudre des problèmes mais plutôt à décrire la nature

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