Variations Goldberg
et Exercices de style :


des oeuvres combinatoires

Alain Zalmanski

Bach aimait les structures combinatoires ou géométriques dans ses compositions. Un chef-d'oeuvre du genre est atteint avec ses fameuses Variations Goldberg. Vincent Rouquès, chef de choeur parisien, a exploité cette richesse en l'associant aux Exercices de style de Raymond Queneau...

Peut-on composer une œuvre en adaptant les paroles de seize Exercices de style de Raymond Queneau sur la musique de seize Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach ? Cette prouesse a été relevée par Vincent Rouquès, titulaire d'une licence de mathématiques et chef de chœur de « Les voix mêlées », elle a fait l'objet de très beaux concerts.


Un évènement musicologique

Les Variations Goldberg sont une des œuvres mythiques que Jean-Sébastien Bach (1685–1750) écrivit pour le clavier : elles débutent par un magnifique aria dont la basse servira de thème aux trente variations qui suivent ; elles s'achèvent par une redite de l'aria initial. Ce fait constitue à lui seul un événement musicologique.

De nombreuses transformations géométriques (translations, symétries miroirs, homothéties…) se trouvent dans  les œuvres de  Jean-Sébastien Bach.  Ici, le musicien  peut lire la partition  dans un sens… ou dans l'autre !

 

 

La composition de l'œuvre est ordonnée de façon quasi mathématique : les Variations regorgent en effet de subtiles friandises combinatoires. À l'exact mi-parcours, Jean-Sébastien Bach fait apparaître une… ouverture (variation 16) ! Chaque variation dont le numéro est un multiple de 3 est un canon. De plus l'intervalle canonique augmente chaque fois d'un degré par rapport au précédent : ainsi, la variation 3 (3 × 1 = 3) est un canon à l'unisson (1), la variation 6 (3 × 2 = 6) est un canon à la seconde (2), la variation 9 (3 × 3 = 9) est un canon à la tierce (3), et ainsi de suite jusqu'à la variation 27 (3 × 9 = 27), qui est un canon à la neuvième (9).

Sa grande beauté, la vie qui l'anime ainsi que les énigmes musicologiques qu'elle soulève font de cette œuvre l'un des chevaux de bataille des pianistes au concert. Clara Haskil (1895–1960) déclarait qu'il fallait avoir travaillé les Variations pendant dix ans avant de se lancer dans pareille aventure… L'œuvre fascine d'ailleurs tant les interprètes que l'on compte plusieurs entreprises de transcription pour d'autres instruments. Il en existe ainsi une version pour orchestre à cordes, réalisée par Dimitry Sitkovetsky. Marcel Bitsch (1921–2011) réalisa une version pour octuor instrumental d'environ deux tiers de l'œuvre. Il existe également une version pour orgue.

Le principe de construction du canon infini de Bach.

 



Un évènement littéraire

En littérature, Raymond Queneau (1903–1976) connut en 1949 un succès considérable avec ses Exercices de Style (Gallimard, 1947), adaptés par la suite pour la scène par Yves Robert et interprétés par les Frères Jacques. De quoi s'agit-il ? Queneau invente une anecdote très parisienne et délicieusement rétro. Il y est question d'autobus, de pardessus, de gare Saint-Lazare et de chapeau mou… Tout l'intérêt de l'œuvre réside alors non pas dans l'histoire elle-même, mais dans la façon dont elle est racontée. Il y en a très exactement quatre-vingt-dix-neuf, chacune plus drôle et plus inattendue que la précédente : hésitations, interjections, contre-vérités, contrepèteries, odes, « moi je »…

Pourquoi associer Bach et Queneau ? Un dénominateur commun évident à ces deux œuvres est que toutes deux utilisent le procédé de la variation. D'un côté, un aria débouchant sur trente variations, de l'autre, quatre-vingt-dix-neuf variations de la même anecdote. Ainsi, les Exercices de style sont des variations et les Variations Goldberg sont des exercices de style.


Une hérésie chorale

Si la forme « variation » est souvent utilisée en musique, peu d'œuvres littéraires l'exploitent. Citons par exemple le Quatuor d'Alexandrie de Lawrence Durrell (Le livre de poche, 2003), divers travaux oulipiens tels que la célèbre phrase de Marcel Proust « Longtemps je me suis couché de bonne heure » déclinée de quelques dizaines de façons par Georges Perec, les quatre évangiles ou encore l'œuvre fantastique de Michael Moorcock. Dès lors, pourquoi Queneau s'y est-il frotté ? Laissons-le s'en expliquer :

« Dans le courant des années 1930, nous [Michel Leiris et moi] avons entendu ensemble à la salle Pleyel un concert où l'on donnait l'Art de la fugue [de Bach]. Je me rappelle que nous avions suivi cela très passionnément et que nous nous sommes dit, en sortant, qu'il serait bien intéressant de faire quelque chose de ce genre sur le plan littéraire (en considérant l'œuvre de Bach, non pas sous l'angle contrepoint et fugue, mais édification d'une œuvre au moyen de variations proliférant presque à l'infini autour d'un thème assez mince). C'est effectivement et très consciemment en me souvenant de Bach que j'ai écrit les Exercices de style et très précisément de cette séance à la salle Pleyel. » (préface à l'édition illustrée des Exercices de style, Gallimard, 1963). 


Voici les contraintes que s'est imposées Vincent Rouquès afin de mêler les deux œuvres, littéraire et musicale. Déjà, deux règles absolues : ne pas modifier une seule note de la musique de Bach ; faire entendre l'intégralité de l'œuvre (chaque variation une fois et l'
aria deux fois). Ensuite, deux modifications évidentes : un changement d'instrument (passage du clavier au chœur) ; l'adjonction sur la musique des Variations Goldberg de paroles françaises, modernes et profanes. Enfin, deux modifications de taille : structure de l'œuvre (l'ordre de présentation de l'aria et des variations est totalement bouleversé) ; transposition de l'ensemble de l'œuvre un ton en dessous de l'original (toutes les variations sont exécutées en fa majeur et non pas en sol majeur pour des raisons liées à la tessiture des voix). Le résultat, Variations Goldberg… une hérésie chorale ! (2005), qui alterne donc le piano et le chœur a cappella, donne envie de se replonger dans les méandres et les subtilités de deux œuvres majeures du passé.

Ce canon de Bach présente une structure en forme de ruban de Möbius.

 

Les schémas sont dus à Moreno Andreatta (voir en référence).

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références

- Gödel, Escher, Bach. Les brins d'une guirlande éternelle.
Douglas Hofstadter, Dunod, 2008.
- Mathématiques et musique. Bibliothèque Tangente 11, 2010.
- Mathématiques discrètes et combinatoire.
Bibliothèque Tangente 39, 2010.
- Le site de Moreno Andreatta