Comment étendre la classique fonction exponentielle aux nombres complexes ? Les propriétés usuelles seront-elles conservées ? Si l'exponentielle ainsi étendue s'étudie aisément, la notion de logarithme complexe associée est plus difficile à cerner. Elle fera l'objet de polémiques au XVIIIe siècle.

L'introduction du calcul différentiel par Isaac Newton date de 1666, même si ce n'est que plus tard qu'il publie ses découvertes. Après un demi-siècle, son compatriote Brook Taylor tente d'approximer des fonctions au voisinage de 0 et affirme que, pour x proche de 0, f(x) = f (0) + xf '(0) + x2f ''(0) / 2… À l'époque, on ne s'embarrassait pas de préciser que f était plusieurs fois dérivable ou de donner la signification des petits points : cela voulait-il dire qu'ils représentent une quantité négligeable, ou bien que l'on tend vers l'égalité en ajoutant de plus en plus de termes ?

La théorie des séries entières développée par la suite permet de préciser des conditions suffisantes pour obtenir une telle égalité en prolongeant la somme à l'infini (on dit que la série converge).

 

De Taylor à de Moivre

On sait que la fonction exponentielle est sa propre dérivée. On peut donc en déduire qu'elle est indéfiniment dérivable, et que pour tout x sa dérivée nème est f(n)(x) = exp (x). Admettons, et c'est le cas, que Taylor ait raison pour cette fonction particulière. Alors 

\( \exp{x}=\sum\limits_{n=0}^{+\infty}\frac{f^{(n)}(0)}{n!}=\sum\limits_{n=0}^{+\infty}\frac{x^n}{n!}.\)

On peut donc définir la fonction exponentielle ainsi : la somme de 0 à n des termes xn / n! admet une limite lorsque n tend vers l'infini ; on la note exp (x). Cette égalité est valable pour tout x réel.

 

L'idée paraît naturelle d'étudier cette série en remplaçant le réel x par un nombre complexe z. Cette fois-ci encore la série converge et définir de la même manière exp (z), et ce pour tout complexe z.

Que deviennent alors les propriétés bien utiles de sa cousine réelle ? Sont-elles encore valables ? La transformation de somme en produit, c'est-à-dire exp (z+z') = exp (z) × exp (z'), se vérifie aisément. On en déduit par une récurrence aisée, en posant z' = z, la formule exp (nz) = exp (z)n ; ceci s'écrit aussi cos (nx) + i sin (nx) = (cos (x) + i sin(x))n.
Connue sous le nom de formule de Moivre, il semble que le mathématicien britannique Roger Cotes ait déjà entrevu cette relation avant qu'Abraham de Moivre ne la publie et qu'Euler lui donne sa forme actuelle. En égalant les parties réelles et imaginaires, on en déduit une expression de cos (nx) et sin (nx) en fonction de cos (x) et sin (x).

Un calcul facile donne :

exp (z) × exp(–z) = exp (z – z) = exp (0) = 1,

ce qui montre que la fonction exponentielle ne s'annule jamais et que exp (–z) = 1 / exp (z). De plus, \( \overline{\exp (z)}=\exp(\overline{z})\)  donc si z = ix avec x réel, on déduit que l'inverse de exp (ix) est aussi son conjugué : c'est donc un complexe de module 1. En posant cos (x) sa partie réelle et sin (x) sa partie imaginaire, on en déduit la formule, chère à Euler, exp (ix) = cos (x) + i sin (x). Toute la trigonométrie circulaire en découle !

De plus, pour z = a + ib avec a et b réels, on obtient :

exp (z) = exp (a + ib) = exp (a) exp (ib) = exp (a) (cos (b) + i sin (b)).

Ainsi, le module de exp (z) est exp (a) – on retrouve au passage que l'exponentielle ne s'annule jamais – et son argument est b à 2π radians près. L'exponentielle complexe est parfaitement déterminée par la connaissance de l'exponentielle réelle et de la trigonométrie !

 

Euler avait cerné le problème

 

Leonhard Euler (1707–1783).

 

Dans le domaine réel, la fonction exponentielle est connue pour être la réciproque de la fonction logarithme. Il est naturel de se demander si on peut inverser la fonction exponentielle complexe et définir ainsi des logarithmes de nombres complexes… La question a fait l'objet de courriers passionnés entre Leibniz et Jean Bernoulli en 1712 et 1713.

 

 

 

Gabriel Cramer (1704–1752).

 

Vers 1750, Leonhard Euler eut pour sa part quelques différends avec D'Alembert, à qui il montra les contradictions qu'amenait la définition de l'encyclopédiste. Dans un courrier à Gabriel Cramer, il affirme : « De la même manière qu'à un sinus répond une infinité d'arcs différents, j'ai trouvé qu'il en est de même pour les logarithmes et que chaque nombre a une infinité de logarithmes. »

Euler avait parfaitement cerné le problème ! Cela lui permet de définir correctement une notion de logarithme complexe dans un article publié en 1751. La fonction exponentielle complexe n'est pas injective : à tout complexe Z non nul correspond une infinité de complexes z tels que exp (z) = Z. Pour définir « le » logarithme, il faut donc commencer par faire un choix. Voyons en détail pourquoi.

Soit Z = exp (a + ib) = exp (a) exp (ib). Alors exp(a) est le module de Z, donc deux nombres complexes z = a + ib et z' = a' + ib' vérifient exp (a + ib) = exp (a' + ib') si, et seulement si, a = a' et b  b' = 2kπ où k désigne un entier quelconque. La fonction exponentielle complexe n'est donc pas injective, mais elle est surjective sur C privé de 0. L'habitude est donc de restreindre l'exponentielle complexe à D = {a + ib avec –π < b < π}.

Prenons z = a + ib dans D. Alors exp (z) = exp (a (cos (b) + i sin (b)), exp (a) peut prendre toutes les valeurs strictement positives, et exp (ib) toutes les valeurs du cercle unité, sauf –1. Donc tout Z complexe qui ne soit pas un réel négatif ou nul est l'image d'un unique élément de D ; cet élément s'appelle le logarithme de Z et se note log (Z). Si Z est un réel positif, alors Z = exp (a)(cos (b) + i sin (b)) est réel, donc b = 0 et Z = exp (a) entraîne a = ln (x) ; on retrouve la fonction logarithme réelle, ce qui est rassurant…

Si les complexes u et v ne sont pas des réels négatifs (ainsi que leur produit), on peut s'interroger sur l'égalité log (uv) = log (u) + log (v), qui ne sera vérifiée qu'à une congruence modulo 2iπ.

Par ailleurs, pour un complexe Z qui n'est pas un réel strictement négatif, on a bien exp (log (Z)) = Z. En revanche, si z = a + ib est un complexe, log (exp (z)) n'est égal à z que si z est dans D, c'est-à-dire si –π < b < π.

Pourquoi ne pas avoir autorisé b à prendre la valeur π, ce qui aurait permis de définir le logarithme de nombres réels négatifs ? La fonction n'aurait plus été continue, ce qui aurait apporté d'autres difficultés, et même des contradictions. On aurait par exemple log (–1) = π, donc log ((–1)2) = log (1) = 0 et 2 log (–1) = 2π. La formule de transformation des produits en somme, à utiliser de toutes manières avec précaution, tomberait en défaut…

 

La fonction exponentielle est devenue un élément essentiel en analyse, en particulier pour l'étude des séries entières, des fonctions holomorphes, ou des équations différentielles, domaines où l'utilisation de méthodes utilisant les nombres complexes sont désormais incontournables.

 

 

 

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