Les paris, de Pascal aux prochaines présidentielles


Bertrand Hauchecorne

À toutes les époques, dans toutes les civilisations, le hasard a fasciné. Les paris, même s'ils ont attendu les XVe et XVIe siècle pour être conceptualisés, ont trouvé de nombreux amateurs. Des stratégies ont été imaginées. Mais peut-on les adapter aux élections présidentielles ?

Les paris sont à l'origine de la théorie des probabilités, et plus particulièrement le fameux « problème des partis » (on dirait aujourd'hui partages) : deux joueurs parient sur des résultats aléatoires mais « équiprobables » (dirait-on aujourd'hui) en marquant 1 point à chaque victoire. Ils misent la même somme (12 ducats chacun). Le premier à atteindre un certain nombre de points (par exemple 10) gagne la totalité de la somme. Mais voilà, la partie est interrompue avant la fin, alors que le score est 8 à 4. Comment doivent-ils se partager la mise ?

 

Un problème, trois solutions, une théorie

Luca Pacioli est le premier à avoir évoqué ce problème en 1494. Sa solution : répartir la mise proportionnellement au nombre de points marqués, soit 16 ducats pour le premier joueur, 8 pour le second.

Plus de cinquante ans plus tard, Tartaglia réfute son raisonnement, sans toutefois donner une solution acceptable. Cardan, quant à lui, propose une répartition proportionnelle au nombre de points à acquérir par l'autre. Ainsi, dans l'exemple précédent, le joueur en tête partirait avec 18 ducats et l'autre avec 6 ducats.

Il faudra encore attendre un siècle pour que le problème soit résolu par Pascal dans sa correspondance avec Fermat, en étudiant le problème posé par le chevalier de Méré. C'est la naissance des probabilités, mais aussi de la notion d'espérance, exprimée non plus en ducats, mais en pistoles. À propos, sauriez-vous répartir les 24 pistoles ?

 

C'est cette correspondance entre Pascal et Fermat qui permettra à leur contemporain Christian Huygens de publier en 1657 ce qui peut être considéré comme le premier traité de probabilités : Tractatus de ratiociniis in aleae ludo (traité sur les raisonnements dans le jeu de dés). À partir de là, les paris se multiplient, et commencent à susciter l'usage de stratégies. Nous oublierons les paris « idiots » comme la roulette russe. En revanche, la recherche de martingales, par exemple à la roulette, donnera lieu à une abondante littérature.

Il faudra attendre les théories modernes pour se convaincre que les jeux de casino ne permettent aucune stratégie gagnante. Mais dans ces jeux, les gains sont connus dès le départ. Une nouvelle famille se crée : celle où le montant du gain est inversement proportionnel au nombre de gagnants. C'est le principe des paris sur les courses de chevaux ou des paris sportifs : ici, la connaissance des intentions des autres va influencer la stratégie. L'espérance de gain du pari pour un cheval ou un sportif n'est plus une fonction croissante de la probabilité de gain et du montant de la mise, mais une habile combinaison de cette probabilité, du montant misé et de la « cotation » du sportif choisi ! Mais voilà, tous les joueurs peuvent faire ce raisonnement. Pour être meilleur, il faut en savoir plus que les autres. Comment ?

Il est tentant d'appliquer ces raisonnements à des évènements de tous genres. C'est le cas dans certains pays où les bookmakers prennent vos paris sur tout et sur rien, y compris sur les élections présidentielles françaises.

 

Parier sur le futur président… en votant

Fin avril et début mai prochain, les Français seront appelés aux urnes pour élire leur président, la dixième élection au suffrage universel sous la cinquième République. Pour les électeurs français, ce vote n'a rien, a priori, d'un pari. Pourtant, pour certains d'entre eux, une façon d'influer stratégiquement sur le résultat est de choisir au premier tour non pas le candidat vers lequel va leur préférence, mais celui qui permettra que soit élu au second tour quelqu'un qui ne leur déplaise pas trop.

Jusqu'en 1981, la question se posait peu : on distinguait clairement deux camps, la droite et la gauche. Les programmes différaient notablement ; le premier tour permettait de sélectionner le meilleur candidat de chaque camp, puis les deux finalistes s'affrontaient au second tour. Les reports se faisaient massivement, sans arrière-pensée. À l'époque, nul mouvement ne s'était dessiné pour encourager les électeurs de gauche ne pas disperser leurs voix et à voter pour le candidat le mieux placé pour atteindre le second tour. Les sondages étaient plus rares qu'aujourd'hui, et surtout ils ne servaient pas encore de boussole aux électeurs.

Lors de l'élection précédente, en 1974, les sondages, si l'on s'y fiait, annonçaient un très joli paradoxe de Condorcet. Ils prédisaient en effet pour le second tour la victoire de François Mitterrand sur Jacques Chaban-Delmas, celle du maire de Bordeaux sur Valéry Giscard d'Estaing, et celle de ce dernier sur le candidat de la gauche unie. Comme l'on sait, c'est ce dernier scenario qui se réalisa.

 

Par la suite, la multiplication des candidats et l'attention accrue portée aux sondages modifia le comportement des électeurs. Déjà, en 1981, on l'oublie souvent, l'accession de François Mitterrand au second tour ne paraissait pas acquise. Un sondage Sofres daté du 15 avril donnait Giscard à 28 %, Mitterrand à 22 %, Chirac à 20 % et Marchais à 19 %. L'écart entre le deuxième et le troisième était en deçà des marges d'erreurs. Onze jours plus tard, le président sortant obtenait effectivement 28 %, mais Mitterrand était crédité de 26 % alors que le chef du RPR n'obtenait que 18 %. Des électeurs de gauche avaient délaissé leur candidat de cœur, l'écologiste Huguette Bouchardeau ou le radical de gauche Michel Crépeau, pour permettre à la gauche de figurer au second tour.

Ce même phénomène s'est reproduit en 1995. Craignant un deuxième tour Chirac–Balladur, certains électeurs de gauche ont préféré apporter leur voix à Lionel Jospin dès le premier tour, ce qui a porté le candidat socialiste en tête du scrutin. Les derniers sondages donnaient un large écart entre les deux ténors de la droite jusqu'à huit points en faveur de Chirac : il ne fut que de deux points. Il est difficile de savoir si cette grossière erreur des sondages a modifié le comportement des électeurs de droite…

En 2002, les tout derniers sondages affichaient un écart très net entre Lionel Jospin et Jean-Marie Le Pen, variant de 4 et 6 points selon les instituts, soit au-delà des marges d'erreur. On sait ce qu'il advint : les électeurs de gauche avaient négligé toute stratégie ! Le scenario des élections de 2007 et 2012 s'est avéré plus classique. Pour la première d'entre elles, toujours d'après les sondages, nous étions là aussi en présence d'un joli paradoxe. François Bayrou était placé en troisième position. En revanche, testé tant face à Nicolas Sarkozy qu'à Ségolène Royal, il était donné vainqueur. Mais pour beaucoup d'électeurs, il n'arrivait qu'en second choix !

 

Tout change en 2017 

Les primaires organisées en octobre 2016 par Les républicains et en janvier dernier par la gauche ont allongé le débat et encouragé des stratégies nouvelles. Ainsi, des électeurs sont allés voter à chacune d'entre elles. Probablement près de cinq cent mille citoyens apparentés à la gauche sont allés voter pour Alain Juppé à la primaire de droite, de peur de voir revenir Nicolas Sarkozy, puis de voir qualifié François Fillon, jugé trop à droite à leurs yeux. D'autres on rétorqué : « Mieux vaut s'abstenir, car la présence de Juppé ruinerait les chances du candidat socialiste. »

Comme on le voit, les pessimistes (« mieux vaut Juppé que Fillon ») et les optimistes (« le candidat socialiste aura plus de chance face à Fillon ») avaient des stratégies qui se contrebalançaient. Un parti aura-t-il un jour le culot d'afficher une stratégie suggérée à ses sympathisants pour les primaires de l'autre parti ?

 

Pour l'élection elle-même, les stratégies se multiplient aussi, tant à droite qu'à gauche. Comme tous les sondages prédisent la présence de la candidate du Front national au deuxième tour, avec une faible chance de l'emporter, chacun est persuadé que l'élection se jouera au premier tour. Nombreux sont ceux qui souhaitent opter dès le premier tour pour un candidat dont les chances sont importantes et délaisser ainsi ceux à qui les sondages donnent peu d'espoir d'accéder au second tour. Plusieurs questions éthiques se posent alors. Les sondages qui guident ces stratégies sont-ils assez fiables pour ne pas porter l'électeur à l'opposé de ses préférences ? Surtout, ne peuvent-ils pas être manipulés par des grands groupes, voire une puissance étrangère, soutenant discrètement un prétendant à l'Élysée ? Enfin, la multiplication de stratégies individuelles peut-elle conduire à une modification du résultat qui aille vers un maximum global de satisfaction des électeurs ?