Les bookmakers n'aiment pas les probabilités


par Jacques Bair

Vu que les bookmakers s'efforcent d'évaluer les résultats de courses hippiques, on imagine aisément qu'ils font appel aux probabilités. De manière pour le moins étonnante, ce n'est pas le cas ! Une explication de ce paradoxe est fournie par une propriété mathématique des probabilités.

Les résultats des courses hippiques dépendent de multiples paramètres : forme des chevaux concurrents, efficacité des entraîneurs, valeur des jockeys en présence, distance du parcours, état du terrain, nature de la course (trot ou galop)… Néanmoins, les paris sur les courses hippiques sont assimilés par la loi française à des jeux de hasard. En effet, les arrivées de chevaux gagnants peuvent être considérées comme des phénomènes fortuits sur lesquels de l'argent est misé : la « glorieuse incertitude du sport » est vraisemblablement faite de nombre d'aléas, et parier sur des chevaux n'est sans doute pas plus déraisonnable qu'acheter un billet de loterie…


Pas de probas, des cotes !

Les preneurs de paris, ou bookmakers, évaluent les propensions à l'occurrence des évènements sur lesquels des paris sont engagés. Ils pourraient donc utiliser le concept de probabilité créé par des mathématiciens à cet effet… mais ils l'évitent, parce que cette mesure des propensions est additive (voir en encadré) !

Pour l'expliquer, envisageons le cas d'une course mettant en présence quatre chevaux, A, B, C et D. Dans le cas le plus simple, les bookmakers doivent évaluer les chances qu'ont les chevaux de gagner la course. En d'autres termes, ils estiment les quatre probabilités P(A), P(B), P(C) et P(D) de voir respectivement A, B, C ou D franchir la ligne d'arrivée en vainqueur. Les évènements considérés épuisent ici toutes les possibilités et sont mutuellement exclusifs (le recours à une photo-finish exclut en effet un éventuel ex aequo), de sorte que l'on doit avoir, en vertu de la théorie mathématique des probabilités, l'égalité suivante :
P(A) + P(B) + P(C) + P(D) = 1.

Cette formule ne fait pas l'affaire des bookmakers, car il est fort facile de repérer quand elle n'est pas vérifiée… ce qui est généralement le cas dans la pratique.

Si un bookmaker pense que tel cheval a une probabilité égale à 2/5 de gagner une course, il préfère dire que ce cheval « est à 3 contre 2 », estimant alors que le gain que devrait recevoir un parieur misant cent euros sur ce cheval est égal à 100  (3/2), soit cent cinquante euros. Dans ces circonstances, le bénéfice réel serait de 150 – 100 = 50 euros.

Ainsi, on dit que la cote du cheval est à p contre q, ou plus simplement qu'elle est égale à p / q, lorsque sa probabilité de gagner la course est estimée, par le bookmaker, à q / (p+q). Ce rapport p / q est, dans le cas le plus simple, égal au facteur par lequel il faut multiplier la mise d'un parieur pour obtenir le gain espéré de ce dernier. Le bénéfice prévu est alors égal au produit de la mise par la cote diminuée d'une unité.

Ces remarques s'étendent sans peine à n'importe quel système fortuit. Pour un évènement A, sa cote, qui se note ct(A), est telle que ct(A) = p / q si, et seulement si, P(A) = q / (p+q). Plus généralement, on peut définir la cote d'un évènement A à partir de la probabilité correspondante :

  \( \text{P(A)}=\dfrac{1}{1+\text{ct}\text{(A)}}, ~ \text{soit encore} ~\text{ct(A)}=\dfrac{1-\text{P(A)}}{\text{P(A)}}.\)

 

Alors que la probabilité P(A) d'un évènement A est toujours comprise entre 0 et 1, sa cote ct(A) est un nombre strictement positif non borné. On vérifie sans peine les équivalences suivantes : P(A) tend vers 0 si, et seulement si, ct(A) tend vers l'infini ; P(A) = 1 si, et seulement si, ct(A) = 0 ; P(A) = 1/2 si, et seulement si, ct(A) = 1.

Le concept de cote fournit une mesure des propensions qui n'est pas additive ! En effet, si A et B sont deux évènements incompatibles, la cote \( \text{ct(A}\cup\text{B)}\)  de « A ou B » n'est pas égale à la somme ct(A) + ct(B), mais obéit à une formule plus sophistiquée (voir en encadré). Pour illustrer simplement cette formule d'addition des cotes, on considère une course comprenant un cheval A pronostiqué à 3 contre 5, et un autre cheval B à 7 contre 2. On a donc ct(A) = 3/5 et ct(B) = 7/2. Mais la cote du doublé (correspondant au cas où le parieur gagne si l'un des deux chevaux A ou B arrive en premier) n'est pas égale à la somme 3/5 + 7/2 (soit 4,1) des deux cotes, elle est donnée par : 

\( \text{ct(A}\cup\text{B)}=\dfrac{ {\dfrac{3}{5\mathstrut}}\times{\dfrac{7}{2\mathstrut}}-1} {{2}+\dfrac{3\mathstrut}{5}+\dfrac{7\mathstrut}{2}}=\dfrac{11}{61}.\)

 


Un exemple vécu

Dans le Prix des Giroflées, qui s'est déroulé naguère sur l'hippodrome de Cabourg, étaient au départ quatre chevaux ; le tableau suivant rassemble leurs noms, ainsi que les pronostics, les cotes et les probabilités correspondants fournis par les bookmakers :

Chevaux

Pronostics

Cotes

Probabilités

Lancelot

5 contre 1

5/1 = 5

1/6 = 0,166…

Lamé d'Or

2 contre 5

2,5 = 0,4

5/7 = 0,7142…

Lune de Miel

5 contre 3

5/3 = 1,666…

3/8 = 0,375

Louison

3 contre 1

3/1 = 3

1/4 = 0,25

 

La somme des probabilités dépasse visiblement 1 ; elle est en fait égale à plus de 1,5… alors que les évènements considérés sont deux à deux incompatibles ! Une telle entorse à la théorie est aisément et vite repérée.

Aussi, les bookmakers évitent les probabilités dans leurs pronostics. Ils font appel à des cotes, dont la non-additivité permet de masquer des prévisions probabilistes trop élevées qui leur permettent en fait d'espérer un meilleur gain sur les paris qu'ils organisent. En effet, en surestimant les probabilités, ils sous-estiment les cotes, ainsi que les gains et bénéfices éventuels de parieurs. Ils ne sont quand même pas des philanthropes !


références

- Sport hippique et probabilités. Henri Breny, Nico 11 (revue éditée par le Centre belge de pédagogie de la mathématique), avril 1972.
- Dossier « Mathématiques et sport ». Tangente 168, 2016.