Au-delà de la poésie et des images suggérées et chantées par Jacques Brel se trouve une réalité mathématique surprenante : les modèles de base de description de mouvements de vagues et de dunes sont identiques !
Ils sont par ailleurs loin d'avoir livré tous leurs secrets.

« Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague,
Et des vagues de dunes pour arrêter les vagues,
Et de vagues rochers que les marées dépassent,
Et qui ont à jamais le coeur à marée basse. »
Le grand Jacques l'a chanté avec une telle conviction, et la force de son imaginaire est à ce point chargée de signification, que nous en subissons aujourd'hui encore la puissance descriptive : le Plat Pays ne se conçoit pas autrement que par des plages bordées de dunes, affrontant sans relâche une mer plus ou moins mouvementée. Le poète le constate : les dunes peuvent prendre la forme de vagues. Et leurs mouvements, s'ils sont plus lents, n'en sont pas moins comparables. Le scientifique va lui donner (partiellement) raison. Pour le comprendre, il faut se pencher sur la mécanique des fluides. Ce chapitre de la physique mathématique se développe particulièrement de nos jours, trouvant des applications nouvelles par le biais de l'informatique et des processus de simulation qui s'avèrent surtout utiles dans le domaine de l'animation, qui exige des rendus de plus en plus réalistes.
Viscosité et pâtés de sable
Comment caractériser un fluide ? Convenons pour simplifier que ce terme recouvre tout corps ne possédant pas de forme propre. Un fluide, au repos, épouse la forme du récipient qui le contient. La définition s'applique automatiquement à tout corps dont l'état physique est liquide ou gazeux. Il convient à l'eau mais également au sable quand ce dernier est sec. Un fluide newtonien est tel que son coefficient de viscosité ne varie pas avec la vitesse (l'eau ou l'huile sont des fluides newtoniens, alors que le sable mouillé ne l'est pas, puisqu'il peut se comporter quasiment comme un solide dans certaines circonstances, avec une viscosité beaucoup plus grande : y aurait-il des pâtés et des châteaux de sable sans cela ?).
Le modèle se situe au niveau d'une échelle dite mésoscopique, en considérant les particules de fluides comme ponctuelles et le milieu comme continu, ce qui permet le recours aux équations différentielles. Les modèles ne sont que des représentations partielles et locales d'une réalité plus complexe ! Un fluide est incompressible lorsque son volume reste constant, indépendamment des forces externes qui lui sont appliquées. On suppose alors que sa masse volumique
est constante.
Un fluide newtonien incompressible peut être décrit par les équations aux dérivées partielles de Navier-Stokes, d'après le mathématicien Claude Henri Navier (1785-1836) et le physicien George Gabriel Stokes (1819-1903). En tout point P de coordonnées spatiales (x1, x2, x3) du fluide, et pour tout instant t, on définit un vecteur vitesse de composantes (u1(x1, x2, x3, t), u2(x1, x2, x3, t), u3(x1, x2, x3, t)) décrivant la variation de position instantanée par unité de temps de la particule située au point P à l'instant t. La première équation est une équation de continuité qui traduit la loi de Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. » Dans le cadre d'un fluide incompressible, elle s'identifie à l'équation différentielle suivante (la démonstration utilise le théorème d'Ostrogradsky) :
La deuxième équation traduit la loi de Newton liant l'accélération d'un corps à la somme des forces
qui lui sont appliquées :
Dans un contexte tridimensionnel, la variation instantanée de vitesse (ou accélération) a doit se calculer relativement au temps et aussi aux trois dimensions de l'espace pour prendre en compte les changements de direction. L'accélération est alors un vecteur spatial, de composantes :
pour chaque i dans {1, 2, 3}.
On fait jouer à la masse volumique
le rôle de la masse, ce qui est une façon d'unifier la description. Quelles sont les forces s'appliquant à une particule de fluide ? Elle subit d'abord un ensemble de forces extérieurs (le vent…) quantifiées par un vecteur
de composantes fi. Vient ensuite la force de pression, p(x1, x2, x3, t) qui va être une fonction du point P considéré et du temps, et qui, allant à l'encontre des forces extérieures, sera donc assortie d'un signe « moins ». On prend en compte une dernière composante quantifiant les forces de viscosité, supposées proportionnelles à une constante
caractérisant chaque fluide. Intuitivement, cette force correspond à la résistance du fluide à être déformé. Pour expliquer la structure de ces forces dans l'équation, on peut imaginer que les couches de fluide glissent et frottent les unes sur les autres et que l'intensité de ces frottements dépend des variations de vitesse entre couches de fluide jointives. En considérant deux couches superposées du même fluide, de vitesses (variables) différentes, on mesure des effets de variations de forces, ce qui implique la présence de dérivées secondes des vitesses dans les équations d'évolution. Elles sont alors de la forme suivante :
avec i = 1, 2, 3.
Ces équations différentielles n'ont pas de solution analytique générale connue. L'informatique permet cependant la mise en place de méthodes de résolution numériques qui conduisent à des solutions exploitables.
Le défi des turbulences
Des modèles de dunes de sable fleurissent régulièrement dans la littérature en faisant la part belle aux méthodes numériques. Très souvent, ils sont bidimensionnels, de façon à simplifier les calculs. Ils exploitent le principe de décomposition de Reynolds, qui consiste à décomposer le vecteur vitesse en un vecteur de vitesse moyenne affecté de perturbations, le tout permettant, au départ des équations instantanées du mouvement, d'arriver à obtenir des équations moyennes plus aisées à manipuler. La décomposition de Reynolds permet de simplifier les équations de Navier-Stokes en faisant disparaître les fluctuations de périodes et d'amplitudes courtes, qui n'affectent que peu la vitesse moyenne. Les travaux de Reynolds au XIXe siècle visaient aussi à différencier un écoulement laminaire (tel que toutes les parties constituantes du fluide se déplacent dans la même direction) d'un écoulement turbulent (présentant des tourbillons caractérisés par des modifications incessantes de la direction du mouvement). Pour ce faire, il introduisit un nombre sans dimension représentant le rapport entre les forces d'inertie et les forces visqueuses. Pour des valeurs du nombre de Reynolds inférieures à 1, l'écoulement sera laminaire, devenant de plus en plus turbulent (et difficile à modéliser) à mesure que ce nombre croît.