Mélanger un jeu de carte infini


Léo Gerville-Réache

Mélanger un jeu de cinquante-deux cartes, c'est assez facile. Mais imaginons un paquet infini de cartes ; est-il toujours possible de le « mélanger » ? La réponse est qu'il ne tient qu'à vous d'en décider ! Bienvenue dans l'univers des paradoxes qui jouent avec l'infini...

Prenons un jeu de cinquante-deux cartes. Il est facile de le trier comme bon nous semble. Il est possible par exemple de prendre d’abord les piques (as, roi, dame… 4, 3, 2), puis les cœurs, les trèfles et enfin les carreaux. On peut aussi mélanger le paquet de telle sorte que l’ordre soit imprévisible, aléatoire. Imaginons que l’on trie le jeu d’une certaine façon et que vous ignoriez tout sur la manière dont on a procédé. Bien difficile alors, pour vous, de dire ou prédire la carte qui se trouve en tête du paquet ! Et si vous estimez vos chances de bonne prédiction, vous serez avisé de dire : « Une chance sur cinquante-deux. » Vos chances de « bonne prédiction » sont donc identiques à celles que vous vous donneriez si le jeu avait été « bien mélangé » au lieu d’être trié.

 

 

Des phénomènes déroutants

Hélas, la théorie mathématique des probabilités répond non. Cette axiomatique rend en effet incohérente l’existence d’une loi équiprobable sur l’ensemble des entiers . S’il existait une telle loi, alors soit la probabilité de chaque élément serait strictement positive et la somme infinie de ces probabilités serait infinie, soit la probabilité de chaque élément vaudrait zéro et la somme infinie de ces probabilités aussi. Dans les deux cas, on est en contradiction avec l’axiome qui demande que la probabilité de l’ensemble des éléments fasse 1. Mais cela signifie-t-il qu’il n’existe pas de loi de probabilité équiprobable sur ?

Une voie pour contourner cette impossibilité nécessite l’introduction du concept de nombre infinitésimal (IP) et de celui d’ensemble H des hyperréels.

Un nombre hyperréel x dans H est infinitésimal ou infiniment petit (IP) si | x| est inférieur à tout réel strictement positif, infiniment grand (IG) si 1/ x est infinitésimal, appréciable (AP) s’il n’est ni infiniment petit ni infiniment grand. Un nombre infinitésimal positif (IPP) est donc un « nombre » strictement supérieur à 0 mais inférieur à tout nombre réel strictement positif. Ce concept peut sembler déconcertant, et les critiques en ont fait un objet mathématique relativement à la marge : si ε est un IPP, alors 3ε est également un IPP et ε = 3ε > 0.

L’axiomatique probabiliste, due à Andreï Kolmogorov, impose que toute probabilité soit un nombre réel, compris entre 0 et 1. Mais si l’on assouplit cet axiome en requérant que toute probabilité appartienne à l’« intervalle hyperréel »   \( [0,1]_{H_{\Bbb R}}\) , que se passe-t-il ?

Dans l’ensemble des hyperréels, certaines propriétés sont fascinantes. Ainsi, si l’on procède au calcul d’une somme infinie de nombres infinitésimaux positifs, cette somme peut prendre, par convention, la valeur souhaitée. Pour ce qui nous préoccupe, si ε est un IPP, alors on peut définir que, pour tout entier k :

  \( \displaystyle\sum_{i=1} ^k \varepsilon = \underbrace{ \varepsilon + \varepsilon + … + \varepsilon }_{k} = \varepsilon\)  

et 

\( \lim _{k \rightarrow +\infty} \displaystyle\sum_{i=1} ^k \varepsilon = 1.\)

Aussi, pour toute somme finie de nombres IPP, chaque terme se comporte comme le nombre 0. En revanche, pour une somme infinie, le comportement de cette somme n’est qu’une question de convention…

 

Nombre et numérosité

Dans le cas d’un ensemble fini d’éléments, le concept de probabilité infinitésimale se confond avec celui de probabilité nulle. Aussi, l’extension aux probabilités infinitésimales n’est utile que pour les ensembles infinis. Or, en termes d’axiomatique, un seul axiome (celui des probabilités réelles) doit être modifié pour être généralisé aux probabilités hyperréelles (on parle alors d’hyperprobabilités ou de probabilités non archimédiennes).

Cette théorie des probabilités non archimédiennes n’est pas nouvelle ! Le terme fait référence à l’axiome d’Archimède, qui demande que, pour deux grandeurs inégales, il existe toujours un multiple entier de la plus petite, supérieur à la plus grande. Or, les nombres infinitésimaux ne respectent pas nécessairement cet axiome (d’où le terme « non archimédienne »).

Enfin, pour qu’une « loi hyperéquiprobable » soit pertinente, encore faut-il introduire le concept de numérosité. Le cardinal d’un ensemble est une notion bien connue : pour un ensemble U fini, c’est le nombre d’éléments de U. Il en va de même pour la numérosité. Mais pour les ensembles infinis dénombrables, la différence est notable. En termes de cardinalité (notée card), si l’on prend l’exemple de , il y a « autant » de nombres pairs (E, pour even) que de nombres impairs (O, pour odd). Mais il y a également « autant » de nombres pairs que de nombres entiers : card(E) = card(O) = card().

Le concept de numérosité (notée n) conduit à dire plus intuitivement qu’il y a « autant » de nombres pairs que de nombres impairs et « deux fois moins » de nombres pairs que de nombres entiers : n(E) = n(O) = n()/2.

Nous y sommes ! On peut maintenant définir la loi hyper-équiprobable HP sur de la manière suivante :

1) Quel que soit F, un ensemble fini d’éléments de , l’hyperprobabilité de F est infinitésimale : HP(F) = ε ;

2) Quel que soit l’entier k > 0 et l’ensemble k des entiers multiples de k, l’hyperéquiprobabilité de k  vaut HP(k ) = n(k ) / n() = 1/k.

Cette définition est conforme à notre intuition. Plus fondamentalement encore, elle est conforme au concept de probabilité comme étant le rapport entre un nombre (ou la numérosité) de cas favorables sur un nombre (ou la numérosité) de cas possibles.

En définitive, peut-on réaliser un « bon mélange » de notre paquet infini de cartes ? C’est à vous de voir ! Si vous préférez suivre la théorie (classique) de Kolmogorov, vous rendez mathématiquement impossible le tirage équiprobable dans l’ensemble des entiers. Si vous passez dans le monde mathématique des hyperréels, vous rendez théoriquement possible ce qui était impossible. Dans ce monde, on peut tirer au hasard (de manière hyperéquiprobable) un nombre pair dans l’ensemble des entiers et préciser que l’hyperprobabilité de cet événement vaut 1/2.

Lire la suite


références

 L'infini. Le fini, le discret et le continu. Bibliothèque Tangente 13, 2006.
 Hasard et probabilités. Bibliothèque Tangente 17, 2004.>
 Les probabilités au cœur de la modernité. Tangente SUP 73-74, 2014.
 Foundation of the theory of probability. Andrei Kolmogorov, Chelsea Publishing Company, 1950.