
Quelle étonnante et brillante carrière que celle de Jean Bourgain ! Ce mathématicien, natif d’Ostende, le long de la côte belge, fit un parcours fulgurant à la Vrije Universiteit Brussel (VUB), dans laquelle il soutint une thèse à l’âge de 23 ans, avant d’y obtenir son habilitation deux ans plus tard. Il fut professeur à son alma mater dès 1981 et enseigna en France (Institut des hautes études scientifiques de Bures-sur-Yvette, dans l’Essonne) et aux États-Unis (Institute for Advanced Study de Princeton et University of Illinois). Il fut également chercheur invité à l’University of California Berkeley. Les domaines dans lesquels cet analyste d’exception s’est illustré sont multiples et les distinctions dont il fut l’objet, nombreuses. On lui doit des résultats intéressants et novateurs en géométrie des espaces de Banach (espaces vectoriels topologiques munis d’une norme), en convexité en grande dimension, en analyse harmonique, en théorie analytique des nombres, en théorie ergodique (traitant des systèmes dynamiques mesurés), dans le cadre des équations différentielles partielles, en analyse spectrale et même, à la fin de sa vie, en algèbre (théorie des groupes) !
Ce type d’horloge est un modèle de ℤ/ 12 ℤ. En effet, cinq heures après 9 h, il est 2 h.
Pluie de distinctions
Les résultats remarquables qu’il a obtenus lui ont valu de nombreuses récompenses parmi lesquelles le prix Langevin de l’Académie française des sciences (1985), le prix Ostrowski (1991) et la médaille Fields (1994). Il fut élu membre de la Royal Swedish Academy of Sciences en 2009, avant de se voir remettre le prestigieux prix Shaw (2010) pour ses travaux en analyse mathématique et leurs applications, allant de la résolution d’équations différentielles partielles à l’informatique théorique, et le non moins prestigieux prix Crafoord en 2012. Le prix Shaw, décerné chaque année à Hong Kong, est considéré comme le « Nobel d’Orient ». Il fut créé par le philanthrope Run Run Shaw (1907–2014), très actif dans les milieux du cinéma et de la télévision, et à qui la longévité exceptionnelle permit de rencontrer la plupart des lauréats de son prix. Jean Bourgain fut élevé au titre de baron par le roi Philippe de Belgique en 2015 avant de recevoir, in fine, le prix Breakthrough 2017 en mathématiques « pour de multiples contributions à l’analyse, combinatoire, équation aux dérivées partielles, géométrie en haute dimension et théorie des nombres ». Et cette liste est loin d’être exhaustive !
Les travaux de Jean Bourgain sont de très haute volée et leur présentation invariablement ardue, même lorsque les énoncés semblent accessibles. Le mathématicien s’est notamment intéressé au théorème « somme–produit » dans le cas des corps finis. Ces résultats obtenus avec la collaboration de Nets Katz et de Terence Tao, ont été publiés dans Geometric and Functional Analysis en 2004. Les auteurs considèrent un corps fini F du type ℤ / qℤ avec q premier, que l’on peut voir comme l’ensemble des restes des divisions de nombres entiers par q : F = {0, 1, 2, 3… q –1}. Ces ensembles finis de nombres constituent un corps commutatif lorsque q est premier. Nous utilisons tous un groupe additif fini (mais qui n’est pas un corps car 12 n’est pas premier) lorsque nous consultons notre montre. En effet, s’il est 10 heures et que quatre heures passent, notre cadran indique 2 heures !
Revenons à la notion de corps. Un ensemble de nombres est un corps s’il constitue un groupe pour l’addition et pour la multiplication (en ôtant 0), ce qui impose l’existence d’un neutre pour chaque opération (0 pour l’addition et 1 pour la multiplication), et également celle d’un inverse pour chaque élément. Dans le cas des corps finis (possédant un nombre fini d’éléments), en choisissant ℤ / 5ℤ, on vérifie que 2 × 3 = 1 ! En effet, un multiple de
5 + 2, multiplié par un multiple de 5 + 3, donne un multiple de 5 + 1.
On impose aussi la distributivité :
a × (b + c) = a × b + a × c. Par contre, on n’impose pas que la multiplication soit commutative. Si c’est le cas, on parle alors de corps commutatif ou parfois de champ.
Le théorème somme—produit
Que se passe-t-il lorsque l’on prend en compte un sous-ensemble non vide A de F et que l’on y adjoint les résultats des deux opérateurs « + » et « × » ? On définit d’une part l’ensemble somme A+A égal à {a + b, avec a et b dans A}, et d’autre part l’ensemble produit A.A égal à {a × b, a et b dans A}.
On note |A| le cardinal de l’ensemble A, de sorte que |F| = q. Vous vous convaincrez aisément que |A+A| et |A.A| sont tous deux supérieurs ou égaux à |A|. Dans le cas d’un corps F quelconque (pas forcément fini), il est parfois possible de choisir pour A un sous-ensemble distinct de F mais constituant lui-même un corps (pensez aux réels, sous-corps des nombres complexes). Dans ce cas, on a égalité entre les deux cardinaux. Mais que se passe-t-il lorsque l’on considère des corps finis, pour lesquels cette situation n’est pas envisageable ? Dans quelle mesure |A+A| et |A.A| sont-ils ou non « plus gros » que |A| ?
C’est à cette délicate question que répondent les trois auteurs. À titre d’exemple, considérons le corps fini F = ℤ / 5ℤ, que l’on peut identifier à l’ensemble { 0, 1, 2, 3, 4}. On a évidemment |F| = 5. Éliminons d’emblée les cas triviaux où A = {0} et où A = F et prenons pour exemple A = { 0, 1}. Dans ce cas, A+A = { 0, 1, 2} sera « plus gros » que A.A = { 0, 1}, qui coïncide avec A. L’un des deux ensembles est de cardinal strictement supérieur à celui du sous-ensemble de départ (ici, il s’agit de l’ensemble somme). Mais est-ce toujours le cas ? L’un des deux ensembles construits est-il toujours plus gros que le sous-ensemble de départ ?
Déjà, il convient d’éliminer tous les sous-ensembles A tels que |A| = 1 ou |A| = q, pour lesquels l’égalité a nécessairement lieu, les cardinaux de tous les ensembles considérés étant tous égaux à 1 ou q. Mais, dans tous les autres cas, une inégalité stricte peut être obtenue (voir encadré).
Ce qui est surprenant dans la plupart des résultats obtenus par Jean Bourgain, c’est le lien qu’il établit souvent entre des domaines qui semblaient totalement distincts a priori. Comme le faisait remarquer le mathématicien israélien Elon Lindenstrauss (médaille Fields en 2010 pour ses travaux en théorie ergodique et en théorie des nombres) en 1994 dans les Notices of the American Mathematical Society : « Jean Bourgain possède une faculté analytique exceptionnelle qui lui a permis de résoudre une longue liste de problèmes ardus dans différents domaines. Les résultats de Jean offrent un grand nombre de connexions totalement inattendues entre plusieurs branches des mathématiques qui étaient considérées avant lui comme distinctes. »
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