Pourquoi pas une base 12 ?


Jérôme Gavin et Alain Schärlig

Si vous parlez d'histoire du calcul autour de vous, et quel que soit le sujet précis que vous traitez, vous pouvez vous attendre à ce qu'à la fin on vous pose cette question : pourquoi notre numération est-elle à base 10, alors qu'une base 12 nous serait bien plus pratique ?

La base 10, que nous utilisons quotidiennement, nous semble inévitable, incontournable, récurrente. Et pourtant, on ne peut cesser de s'interroger… Pourquoi pas une base 12 ?

La réponse qui vient la première à l'esprit – et la seule qui tient debout –, c'est que nous avons dix doigts. Elle n'a d'ailleurs rien d'original : Aristote lui-même y avait déjà pensé il y a deux mille trois cents ans, certes sans parler de base. Il décrit précisément le phénomène :

« Pourquoi tous les hommes, les barbares comme les Grecs, comptent-ils jusqu'à 10, et pas jusqu'à n'importe quel nombre, comme 2, 3, 4 ou 5, d'où ils recommenceraient à associer deux nombres, cinq-un, cinq-deux, tout comme dix-un, dix-deux ? […] Est-ce parce que 10 est un nombre “parfait” ? […] Ou est-ce parce que tous les hommes sont nés avec dix doigts ? » (Problèmes, XV 910-911) 

 

Une pratique très répandue

C'est vrai que ne sommes pas les seuls à pratiquer la base 10 : sans dire comme Aristote – dont l'horizon était plus limité que le nôtre – que « tous » les hommes sont dans ce cas, d'innombrables numérations orales sont construites sur cette base, de nos jours comme autrefois. Loin dans le temps, on en trouve par exemple des traces en Égypte deux mille ans avant notre ère.

Et loin dans l'espace… Rendons-nous par exemple au Sénégal. La langue principale y est le wolof, dans lequel on compte 1, 2, 3, 4 et 5 comme chez nous. À la suite, l'observateur étranger croit voir venir une base 5, car 6 se dit «  cinq-un », sept se dit « cinq-deux », et ce jusqu'à 9. Mais il est vite déçu : là, tout rentre dans l'ordre, car 11 se dit « dix et un », 12 se dit « dix et deux », et ainsi de suite. Donc même le wolof est en fait à base 10 ! 

L'exception notable est celle des Babyloniens. On dit souvent qu'ils avaient adopté une base 60, mais ce n'est que partiellement vrai. De 1 à 59, ils comptaient en base 10 : ainsi, 43 s'écrivait en cunéiforme avec quatre signes « 10 » et trois signes « 1 ». C'est à partir de 60 qu'ils changeaient d'ordre, comme nous le faisons en arrivant à 100. Pour 143 par exemple, ils écrivaient deux fois le signe « 60 », puis deux signes « 10 », puis trois signes « 1 ».

Or notre base est peu pratique : comme 10 ne se divise que par 2 et par 5, une simple division par 3 pose déjà problème. Et un système monétaire construit sur elle est insatisfaisant, du fait de sa faible résistance aux questions de partage : comme répartir équitablement cinquante euros entre trois personnes ?

Nous atténuons le problème en passant par les nombres décimaux, et en arrondissant. Mais cela ne nous est possible que grâce à notre maîtrise de la numération décimale, qui n'est apparue que tardivement. Auparavant, nombre de commerçants ont rêvé d'un monde où la base 12 – notamment – jouerait le rôle du calife à la place du calife.

Or, il n'y a pas eu que des rêveurs. Chez les Anciens, certains ont répondu élégamment au problème posé, en contournant la difficulté. Mais comme la base 10 était profondément ancrée dans leurs habitudes, ils n'ont pas essayé de la remplacer : dans les applications où elle induisait une difficulté, ils lui ont collé une échelle parallèle. Ils ont continué de parler en base 10, mais ils ont compté dans une autre base ! L'exemple le plus frappant est celui des unités monétaires. Charlemagne par exemple, qui a introduit la livre (libra) vers l'an 800, a décidé qu'elle se diviserait en vingt solidi (devenus des sous, des sols ou des schillings), chacun de ceux-ci se divisant en douze denarii (devenus des deniers ou des pfennigs). C'est une idée qui a bien tenu la route, puisque les Britanniques ne l'ont abandonnée qu'en 1971 ! Les gens faisaient alors leurs comptes dans une pseudo-base 240, qui offrait l'avantage, pour la livre, de pouvoir se partager facilement en 2, 3, 4, 5, 6, 8, 10 et 12.

Une autre pseudo-base très répandue a découlé du florin, né à Florence au milieu de XIIIe siècle et adopté par la suite dans de nombreuses régions d'Europe, parfois sous le nom de gulden : il se divisait en douze sols ou gros, dont chacun se divisait en douze deniers. On faisait alors ses comptes dans une pseudo-base 144, qui offrait l'avantage, pour le florin, de pouvoir se partager facilement en 2, 3, 4, 6, 8, 9 et 12.

Cela nous fait revenir aux Babyloniens. De leur numération, qui nous paraît un peu tordue, il nous est tout de même resté la division de l'heure en soixante minutes, et de la minute en soixante secondes ; de même que la division du degré d'angle, lui aussi en soixante minutes de soixante secondes chacune. On pourrait mentionner également les objets qui se vendaient par douzaines jusqu'au milieu du XXe siècle – c'est resté d'actualité pour les œufs – ou par douze douzaines, ce qui s'appelait une grosse. Ou le pied, mesure de longueur très répandue, qui se divisait en douze pouces, chaque pouce se divisant en douze points.

Et ainsi de suite. Toutes ces inventions ont eu pour but de contourner le problème posé par notre base 10 sur un point précis. Mais comme cette base était indéfectiblement liée à nos dix doigts, on n'est pas arrivé à s'en passer pour la vie de tous les jours, et elle est restée incontournable… au sens propre !

 

Inutile pour les fractions

Même si l'on pense aux fractions, on ne peut pas trouver de justification historique à la base 10. On pourrait se dire que si elle est restée aussi présente, c'est parce qu'elle permettait d'écrire une fraction en dixièmes, centièmes, millièmes…, c'est-à-dire sous forme de fraction décimale. Il n'en est rien : les fractions décimales n'ont été introduites qu'en 1585, par un ingénieur néerlandais, Simon Stevin (voir Tangente 130, page 19). Elles ne se sont vraiment imposées – en induisant notamment la décimalisation de la monnaie, des longueurs ou des poids – que deux siècles plus tard, à la Révolution. On ne connaissait en effet jusque-là – et on n'utilisait – que les fractions dites ordinaires, comme deux quinzièmes ou quarante-sept quatre-vingt-troisièmes ! C'est dans ce contexte que les subdivisions de la livre ou du florin prenaient tout leur sens, en permettant d'éviter les fractions ordinaires – vite pénibles à maîtriser – dans les cas de partage les plus courants, comme la répartition d'un bénéfice entre trois personnes.

 

Le texte le plus célèbre de Stevin, la Disme (ici dans une édition de 1634),
montre les avantages du système décimal dans la vie quotidienne.


La base 10 n'était vraiment pas une bonne idée. Mais on n'est jamais parvenu à s'en libérer totalement. Cela fait penser à Churchill, qui disait que la démocratie est un très mauvais système, mais qu'on n'a pas trouvé mieux jusqu'ici. Dans un cas comme dans l'autre… il ne nous reste plus qu'à faire avec !

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