
Un paradoxe, de para, « contre », et doxa, « opinion », est une proposition à première vue surprenante, voire choquante, qui va contre le sens commun. L'étude des paradoxes est autant un défi qu'une distraction. L'analyse de l'« apparemment contradictoire » n'est pas futile, elle permet d'avoir un regard empathique sur celui qui ne pense pas nécessairement comme vous et qui, pourtant, est aussi raisonnable que vous. On appréhende mieux non pas les erreurs de raisonnement, mais les raisons des divergences. Par exemple, dans le paradoxe de Monty Hall, pourquoi autant de personnes sensées affirment catégoriquement que « garder ou changer de porte, c'est pareil » ? Leurs raisons sont parfois subtiles et les comprendre fait partie de l'analyse complète du paradoxe. Mais au fait, que dit-il, ce paradoxe ?
Monty Hall : un classique qui fâche
Vous êtes placé devant trois portes fermées. Derrière l'une d'elles se trouve un prix magnifique (voiture, château, abonnement à vie à Tangente…) et derrière chacune des deux autres se trouve un prix insolite. Vous devez désigner une porte. L'animateur, qui sait quelle est la « bonne » porte, en ouvre une autre, derrière laquelle se trouve un prix insolite. Vous avez alors le droit ou bien d'ouvrir votre porte (confirmation de votre choix initial), ou bien d'ouvrir la troisième porte (modification de votre choix initial). Que faites-vous pour avoir un maximum de chances de gagner le prix magnifique ?
Voici vos différentes options : confirmer votre choix car il reste deux portes et donc vous avez autant de chances de gagner que si vous changez ; modifier votre choix car vous avez plus de chance de gagner en prenant la troisième porte ; tirer à pile ou face pour décider. Réfléchissez bien et arrêtez votre réponse avant de passer à la suite…
La bonne réponse consiste à… modifier son choix de départ ! Le raisonnement suivant est en effet erroné : « Après ouverture de la première porte, il reste deux portes, chacune ayant tout autant de chances de cacher la voiture. On a donc tout autant de chances de gagner (une chance sur deux) avec que sans changement du choix initial. » Voyez-vous où pêche l'argument ?
Non ? Réfléchissez alors à cet autre point de vue : « Si l'on ne change pas de porte, on gagne si, et seulement si, on avait fait le bon choix initialement. Or ce choix avait, au départ, une chance sur trois d'être le bon. Il y a donc une chance sur trois de gagner sans changer, et deux chances sur trois de gagner en changeant. On a tout intérêt à modifier son choix. »
Le paradoxe fait aujourd'hui consensus autour de la réponse 2/3, la réponse 1/2 correspondant aux chances de gagner en re-sélectionnant au hasard d'une des deux portes restantes et pas en changeant de porte de manière déterministe.
Les tenants du 1/2 reprochent aux défenseurs du 2/3 de considérer que l'ouverture d'une mauvaise porte laisse inchangée la probabilité que la porte initialement choisie soit la bonne (1/3). Il est effectivement légitime de se demander pourquoi l'ouverture de la troisième porte ne modifie que la probabilité d'une des deux portes. En particulier, si les deux portes étaient ouvertes, cette probabilité deviendrait une certitude, soit dans un sens, soit dans l'autre. Cela montre que la probabilité varie en fonction des connaissances disponibles.
D'un point de vue mathématique, après avoir choisi la première porte P, la difficulté du paradoxe est due au fait que si le présentateur ouvre une mauvaise porte Q, cela implique nécessairement qu'il y a un prix insolite derrière la porte Q. Cependant, la réciproque est fausse. En effet, s'il y a un prix dérisoire derrière la porte Q, cette porte ne sera pas nécessairement ouverte par le présentateur. Aussi, pour qui est à l'aise avec les probabilités (voir en encadré), le conditionnement par l'hypothèse qu'il y aurait un prix insignifiant derrière Q n'est pas adapté au problème. Seul le conditionnement par l'hypothèse que l'animateur ouvre la porte Q produit une réponse cohérente et conforme à l'approche fréquentiste (en cas de répétition du jeu).
Cet exemple, rendu célèbre par le présentateur américain Monty Hall (de son vrai nom Maurice Halprin), illustre qu'il ne faut jamais rejeter un argument, même lorsque celui-ci semble parfaitement absurde. Il est toujours possible qu'on ne soit pas prêt à le recevoir, à le considérer à sa juste valeur.
Voyons un exemple tout aussi fameux, et beaucoup plus simple dans son énoncé, qui montre que l'intuition, bien souvent, nous trompe. Si vous ne connaissez pas le spectaculaire paradoxe des deux enfants, vous allez être surpris !
Dans une famille donnée, on supposera que la probabilité, qu'un enfant soit une fille vaut 1/2 (et de même pour un garçon), ce qui n'est pas rigoureusement exact. On négligera d'autre part la question des jumeaux, à des fins de simplification. La première question est innocente en apparence. Une famille possède exactement deux enfants, dont au moins une fille. Quelle est la probabilité que l'autre enfant soit également une fille ? Les réponses possibles sont les suivantes : « un demi, évidemment ! », « un tiers », « je manque d'information pour répondre ».
Voyons la seconde question. Une autre famille possède deux enfants, dont au moins une fille, qui s'appelle Sophie. Quelle est la probabilité que l'autre enfant soit également une fille ? Les réponses possibles sont « un demi, bien sûr ! », « un tiers », « je réponds comme à la question précédente ».
Prenez quelques instants pour mûrir vos réponses à ces deux questions…
La question de l'information disponible
Maintenant que vous avez bien séché sur le paradoxe des deux enfants, passons aux discussions. Eh bien, dans les deux cas, on manque d'information pour répondre convenablement ! La source des divergences des probabilités proposées est le schéma probabiliste qui a produit l'information. Il est vrai que « parmi les familles de deux enfants ayant au moins une fille, un tiers de ces familles a deux filles » (assurez-vous-en en listant les quatre situations possibles, fille-garçon, fille-fille, garçon-fille, garçon-garçon, ce dernier cas étant exclu). Mais en même temps, « parmi les familles de deux enfants, la moitié des filles a une sœur ».
Pour la première question, soit on a sélectionné au hasard une famille dans l'ensemble des familles de deux enfants ayant au moins une fille (on s'intéresse alors à cette famille). La probabilité cherchée sera alors de 1/3. Soit on a sélectionné au hasard un enfant dans l'ensemble des enfants appartenant aux familles de deux enfants et il s'est avéré que cet enfant était une fille (on s'intéresse alors à la famille de cette fille). La probabilité cherchée sera alors de 1/2.
Allons plus loin avec la seconde question. « Parmi les familles de deux enfants ayant une fille prénommée Sophie, la moitié a deux filles » est juste. Mais « parmi les familles de deux enfants ayant au moins une fille, un tiers des filles prénommées Sophie a une sœur » est correct également. Enfin, « parmi les familles de deux enfants, la moitié des filles prénommées Sophie a une sœur » est tout aussi vrai !
Ainsi, soit on a sélectionné au hasard une famille dans l'ensemble des familles de deux enfants ayant une Sophie (on s'intéresse alors à cette famille). La probabilité cherchée sera alors de 1/2. Soit on a sélectionné au hasard une famille dans l'ensemble des familles de deux enfants ayant au moins une fille et il s'avère que cette fille se prénomme Sophie (on s'intéresse alors à cette famille). La probabilité cherchée est alors égale à 1/3. Soit on a sélectionné au hasard un enfant dans l'ensemble des enfants appartenant aux familles de deux enfants et il s'est avéré que cet enfant était une Sophie (on s'intéresse alors à cette famille). La probabilité cherchée vaut alors 1/2.
Pour autant, reconnaissons que certains aléas sont peut être moins vraisemblables que d'autres. Ici, la seconde situation de la première question et le troisième cas de la seconde question semblent les plus réalistes. Aussi, même s'il manque de l'information, la réponse 1/2 aux deux questions est loin d'être stupide !
Éliminons les éventuels biais dus aux aspects sociologiques et recentrons-nous sur des exemples purement théoriques et définis sans aucune ambiguïté. Là encore, de mauvaises estimations a priori de certaines probabilités vont conduire à des paradoxes. C'est en particulier le cas du jeu de Penney.
Méfiez-vous des probabilités !
Vous affrontez votre adversaire préféré au jeu suivant, qui ne nécessite que quelques lancers indépendants d'une pièce équilibrée. Chacun de vous va commencer par choisir une séquence de trois résultats de type pile–face parmi les huit éventualités possibles, à savoir PPP, PPF, PFP, PFF, FPP, FPF, FFP, FFF (P pour pile et F pour face). Le jeu consistera ensuite à exécuter une série de lancers de la pièce jusqu'à ce que l'un de vous gagne, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'apparaisse votre séquence (vous gagnez) ou celle de votre adversaire (vous perdez).
Votre adversaire vous propose de choisir votre série en premier. Comment réagissez-vous ?
Vous pouvez lui rendre la politesse et lui demander de choisir en premier ; ou bien choisir l'une des huit séquences au hasard car elles sont toutes équivalentes ; ou enfin choisir PFP (ou FPF) car c'est le meilleur choix possible.
À vos calculs !
Quel est votre verdict ? En fait, vous avez tout intérêt à laisser votre adversaire choisir en premier ! Si vous choisissez par exemple PPF, il pourrait choisir FPP. Aussi stupéfiant que cela puisse paraître, il a alors trois chances sur quatre de gagner ! Sa série, concoctée à partir de la vôtre, a trois chances sur quatre de sortir avant la vôtre.
Ce paradoxe, dû au mathématicien américain Walter Herman Penney (1953–2002), repose sur le fait que l'on raisonne a priori uniquement sur la probabilité de gagner au bout de trois lancers (ou encore sur la probabilité, en sélectionnant au hasard un triplet dans une suite de pile ou face, de tomber sur sa série). Dans ces deux cas, les probabilités de l'un et de l'autre sont identiques. Mais le jeu n'est pas exactement celui-ci.
Dans notre exemple, votre séquence PPF ne gagne que si la série est PPF ou PPPF ou PPPPF… et la probabilité de cet ensemble d'évènements vaut 1/4. Si une face sort et que cette occurrence ne vous fait pas gagner, alors nécessairement la séquence FPP de votre adversaire sortira avant la vôtre (PPF). Pour chaque combinaison, il existe une telle parade. À vous de trouver la meilleure dans chaque cas !